Propos recueillis par Philippe Foussier
(Entretien paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
DDV : En décembre dernier, vous avez publiquement exprimé les difficultés des fédérations musulmanes à s’entendre sur la rédaction d’une Charte des principes pour l’islam de France et la création d’un Conseil national des imams. Depuis, certaines divergences semblent avoir été surmontées ?
Chems-Eddine Hafiz : Par son histoire, l’islam est multiple. Il l’est pour nos concitoyens musulmans et les fédérations qui les représentent. Ces derniers ont néanmoins le devoir de définir l’islam de France, de l’inscrire sans équivoque au sein de la République et de structurer en conséquence le fonctionnement du culte. La Charte des principes pour l’islam de France, adoptée le 18 janvier 2021 par cinq fédérations nationales, représente une avancée historique qui servira de socle commun aux projets à venir, dont le Conseil national des imams. Dès à présent, elle trace une ligne claire entre ceux qui souhaitent voir notre religion s’épanouir en France et ceux qui en font un instrument de division ou de conquête politique.
Depuis votre arrivée à la tête de la Grande Mosquée de Paris, chacun aura pu remarquer votre style clair et direct. Comment concevez-vous votre rôle comme recteur de l’institution historique de l’islam en France ?
J’ai l’honneur de diriger cette grande institution qu’est la Mosquée de Paris depuis le 11 janvier 2020. Je regarde sans détour la situation et je suis conscient de la responsabilité qui m’incombe. Je peux d’ores et déjà vous dire que je suis guidé par la mission de promouvoir l’islam générateur de tolérance, de paix, de fraternité, de progrès, de stimulation de la pensée rationnelle, qui construit des arches de dialogue dans tous les domaines de préoccupation de l’être humain. Je ne cesserai de dire ma condamnation et mon rejet de toute violence, de quelque nature qu’elle soit. Lorsqu’elle s’exerce au nom de ma religion, l’islam, je perçois une double atteinte : atteinte à l’homme et atteinte à l’islam jeté dans les rets de l’instrumentalisation pour quelques funestes desseins. À partir de la Grande Mosquée de Paris et de ses fédérations régionales, je veillerai à réinstaller la dimension spirituelle originelle de l’islam. Celle qui intime l’ordre au musulman de centrer son existence autour de l’éthique, celle qui lui fait se rappeler la présence divine en tout instant, celle où tout acte de vie est un acte d’adoration et donc une ode pour la bienveillance et la fraternité.
Longtemps, les gouvernements français ont essuyé des échecs dans leur volonté d’organiser ou d’accompagner l’organisation du culte musulman depuis une trentaine d’années. Que vous inspirent ces déconvenues à répétition ?
En islam, l’homme est seul responsable devant son créateur. Il ne recourt pas à l’intercession d’un clergé. Voilà une conception qui heurte parfois les traditions jacobines des pouvoirs publics à la recherche d’interlocuteurs. Les difficultés d’organisation du culte tiennent aussi à l’histoire contemporaine. L’État français fut concerné par le culte musulman dès la conquête de l’Algérie, où il n’appliqua pas la loi de 1905. Il finança et décida la construction de la Grande Mosquée de Paris en 1920. C’est une histoire qui gagne à être connue. Cependant l’édification de lieux de culte musulman dans l’Hexagone n’a véritablement commencé que dans les années 1980. Il a fallu du temps, à compter de cette époque, pour que le culte sorte des caves vers de belles mosquées, pour que les acteurs comprennent le fonctionnement associatif français et surmontent les difficultés financières, pour que des premiers imams soient formés, le tout au sein d’environnements sociaux précaires, et, finalement, pour que ses représentants s’assoient à la table de la République avec la création du Conseil français du culte musulman en 2003. Enfin la montée de l’islamisme et la multiplication des actes terroristes ont complexifié la tâche et l’ont rendue plus urgente aux yeux des autorités et du peuple français. Les responsables musulmans n’ont pas assez vite saisi cette urgence et pas assez vigoureusement lutté contre les dévoiements inadmissibles de la religion qu’ils souhaitent protéger de tout cœur.
Depuis quelques décennies, les mouvances intégristes ont acquis des positions souvent dominantes au sein de l’islam en France. Comment l’expliquez-vous ? Cela correspond-il à une réalité des rapports de force sur le terrain ou les pouvoirs publics ont-ils eu parfois des tentations d’instrumentalisation de ces courants ?
La Grande Mosquée de Paris, comme tout lieu ou association dédiés au culte, est au service de fidèles. Les réseaux intégristes, eux, sont animés par des militants. La différence est très importante. Il va de soi que celui qui n’aspire qu’à pratiquer son culte, qui n’en fait pas un sujet de revendications et qui respecte la liberté de conscience de son prochain, est moins audible que l’activiste qui, dans son appétit de pouvoir, cherche à manipuler, à clamer et à faire triompher, en tous lieux et à tout moment, son projet de société. Une grande responsabilité pèse sur les pouvoirs publics. La montée de l’islamisme accompagne le processus de ghettoïsation que l’État ne parvient pas à inverser. Localement, par méconnaissance, par faute de mieux, mais le plus souvent à dessein électoraliste, les élus locaux ont joué de complaisance avec les militants intégristes.
Quelle part revient au contexte géopolitique et en particulier à l’offensive de l’islamisme au plan mondial dans l’évolution de la situation française ?
Les courants islamistes ont en commun leur ambition internationale. Leurs principaux acteurs ont investi des fortunes colossales dans le monde entier et n’ont pas rencontré de réelles adversités. En France comme ailleurs, ils ont investi les territoires de la pauvreté, du désarroi et de la violence, où ils sont parvenus à réduire la foi et la pratique religieuse en un combat identitaire rigoureusement exclusif. Et ce combat est facilité par les ondes de choc de conflits étrangers. Les réactions au discours du président Emmanuel Macron tenu le 2 octobre dernier aux Mureaux illustrent la force de ces réseaux et l’importance de leurs relais en France. Souvenons-nous que de nombreux médias internationaux ont sciemment traduit l’expression « séparatisme islamiste » en « séparatisme islamique ». Cela pour conforter un argumentaire complotiste et victimaire accusant notre État de s’en prendre par racisme à l’islam et aux musulmans de France, victimes d’une répression aveugle. Dans ce contexte, nous devons inlassablement rappeler que les musulmans sont chez eux en France, qu’ils doivent se définir et agir comme citoyens français et, en retour, être vus et considérés comme tels.
Le projet de loi confortant les principes républicains actuellement en discussion au Parlement vous parait-il de nature à résoudre les problèmes posés par les velléités séparatistes de la mouvance islamiste ?
Je connais la portée limitée de toute loi mais, en tant qu’homme de droit et homme de foi, je suis favorable à une loi qui rappelle que les principes républicains sont supérieurs et ne contreviennent en rien à la vie religieuse dans notre pays. J’ai par ailleurs émis des réserves sur certains points du projet de loi et j’en ai fait part au ministère de l’Intérieur dès les premières moutures du texte, ainsi qu’aux élus à l’occasion de diverses auditions parlementaires. Mes réserves concernent le changement de statut des associations cultuelles vers les dispositions initialement prévues par la loi de 1905 qui, dans un laps de temps très court, risque de fragiliser le tissu associatif plutôt que d’aider à améliorer sa gestion et son financement. Par exemple, le droit accordé à toute « personne intéressée » d’obtenir les documents de fonctionnement d’une association constituerait une porte ouverte à la malveillance. J’aurais également préféré que le juge et non le préfet décide de la dissolution d’une association. En somme, il ne faudrait pas que les bons élèves paient pour les mauvais.
Le gouvernement français entend mettre fin à la présence des imams « détachés ». Pourquoi cet objectif suscite-t-il vos réserves ?
Il existe 300 imams détachés en France, précisément 150 de la Turquie, 120 de l’Algérie et 30 du Maroc. Je comprends que l’opinion publique française appréhende négativement cet état de fait. Les imams détachés de l’Algérie gérés par la Grande Mosquée de Paris sont des fonctionnaires du ministère des Affaires religieuses choisis sur concours. Ils ont une longue formation et une expérience certaine. Je suis en interaction constante avec eux, nous nous réunissons et nous débattons sans tabou des sujets les plus délicats. Je veux faire comprendre qu’ils représentent une base bien plus stable et compétente que les imams autoproclamés, formés çà et là, qui ne rendent de compte à personne. D’ailleurs, aucun imam détaché de l’Algérie n’a été concerné par une affaire de radicalisation en 40 ans de présence sur le sol français. Le travail des imams détachés ne doit pas être opposé à la formation des imams en France. Dès mon arrivée à la tête de la Grande Mosquée de Paris, il y a un an, j’ai renouvelé la formation que nous dispensions au sein de notre Institut Al-Ghazali depuis 1994 et l’ai lancée dans plusieurs annexes en France. Mais nous devons être réalistes : former autant d’imams que nécessaire sur notre territoire, puis les employer et les doter d’un statut, demandera de nombreuses années d’efforts et des sources de financement que nous n’avons pas à ce jour.
L’affaire du voile islamique de Creil en 1989 semble être le point de départ symbolique d’une offensive islamiste en France tout comme le début d’une incapacité de la puissance publique à s’emparer de cette question, bien au-delà de la question de l’organisation du culte. Ces 30 dernières années ont généré des tensions dommageables tant à la cohésion de la société française qu’à la perception de la pratique de l’islam. Comment inverser la tendance ?
Nous devons déconstruire les idéologies extrémistes qui s’opposent mais alimentent la même fracture. Nous devons regagner les terrains perdus depuis lesquels les préjugés, les inquiétudes et les rejets identitaires grandissent dans notre pays. Ma mission première est de faire connaître l’islam, sa beauté, son histoire, sa diversité, à tous, y compris à celles et ceux qui s’en réclament. Car le jeune Français de confession musulmane n’a aujourd’hui pas d’autres références que des « ressources islamistes » présentées comme autant de ressources islamiques. Les courants intégristes ont massivement développé leurs sites internet, leurs journaux, leurs chaînes de télévision, leurs maisons d’édition, comme ils se sont emparés des domaines éducatif et caritatif. Ils disposent désormais d’une toile suffisante pour jeter le discrédit sur toute entreprise visant à faire la promotion d’un islam ancré dans son époque et en phase avec la modernité. C’est pourtant tout le travail que nous devons réaliser, sans quoi l’islamisme sera de plus en plus perçu comme le « vrai islam ».
Certains prétendent que l’islam serait incompatible avec la République en France. Pourtant, durant des décennies de présence de musulmans dans l’Hexagone, la pratique de leur culte par les fidèles n’a jamais soulevé de problème particulier. Comment renouer avec cette situation ? Est-ce possible selon vous ?
Chez une partie de nos concitoyens, l’islam est malheureusement vu comme une religion archaïque, trouble, violente et belliqueuse. L’islamisme a creusé ces représentations en supplantant l’islam que pratiquaient les ancêtres et les parents des musulmans de France. À nous d’inverser et de dicter le sens du courant. J’ai engagé les imams de la Grande Mosquée de Paris à un travail de contre-discours religieux que nous irons mener partout, des réseaux sociaux aux banlieues. Car j’ai la profonde conviction que c’est ici, en France, sur la terre de la laïcité et de la liberté de conscience, que la tolérance, l’ouverture, le savoir et l’humanisme de l’islam seront à nouveau vivifié, en harmonie avec le présent et avec l’Homme. Je m’engage sur cette voie et j’ai confiance en la nouvelle génération qui vit sereinement dans notre pays, qui aspire à trouver un sens à sa vie et à réconcilier la nation, pour rétablir l’islam dans la justesse de ses valeurs éthiques et spirituelles.