Par Françoise Tenenbaum et Alain David, présidente et vice-président de la section de Dijon de la Licra
Voulant faire comprendre l’état d’esprit de l’un de ses personnages (Swann), éperdument amoureux, Marcel Proust avait imaginé la comparaison suivante : vous vous promenez, tranquillement en train de discuter avec quelqu’un, lorsque s’approche un groupe de passants, et votre interlocuteur poursuit, sur le même ton banal qui jusque-là était le sien : « Dommage que je n’aie pas eu mon revolver, il n’en serait pas resté un seul. » À ce moment vous comprenez que vous aviez affaire à un fou.
N’a-t-on pas là une version de ce qui est en train de nous arriver avec Zemmour, lequel se répand sur les plateaux de télévision et dans ses livres, usant de force allusions à l’histoire, mais ponctue ses affirmations de phrases suffocantes, moments d’obscénité au sens littéral de ce mot : le régime de Vichy, défendable pour avoir préservé les juifs français ; l’homme blanc détenteur d’un pouvoir dont les femmes seraient indignes ; les homosexuels, versions évidentes de la décadence ; les musulmans, existentiellement incompatibles avec la France, coupables de leurs prénoms et potentiellement tous terroristes ; les mineurs non accompagnés voleurs et violeurs génériques ; le droit d’asile, qu’il faut supprimer d’urgence, et au contraire la peine de mort qu’il faut rétablir – et par-dessus tout cela, l’immigration, nom collectif du malheur français, le Grand Remplacement qui en est l’opération profonde…
Quand le savoir cesse de valoir comme information
Nul, voudrait-on dire, ne peut raisonnablement prendre au sérieux ces provocations, non plus qu’aucun historien ne pourrait accepter le délire de Zemmour, se piquant d’érudition savante, mais en vérité seulement aventurée au gré d’un imaginaire frelaté et calqué sur des thèses d’un autre âge, les plus médiocres de l’Action française. Zemmour se réfère à Charles Maurras, à Jacques Bainville, lequel fut un grand historien en une époque révolue, monarchiste, mais – ce que ne dit pas Zemmour –, profondément réticent à l’aventure politique du fascisme. Nul donc ne peut raisonnablement donner crédit à ces énoncés de folie. La question est alors celle-ci : pourquoi tant de gens sérieux, honorables, cultivés – raisonnables – prennent-ils en considération ces énoncés et celui qui les porte, avançant que la discussion c’est la démocratie, qu’il faut argumenter pied à pied contre ce qui n’est pas argumentable ? On ne saurait, dit pourtant par exemple Caroline Fourest, argumenter contre quelqu’un qui maintient que la terre est plate. Sans doute. Mais Zemmour ne dit pas simplement que la terre est plate. Il ne prétend pas d’abord établir la vérité de propositions insensées – ne retenant du savoir que ce qui en lui est porteur d’identité : ainsi le savoir cesse de valoir comme information pour rentrer comme pièce dans un grand récit qui le justifie.
Qu’est-ce qu’un grand récit ? Cela qui fascine, au sens où selon Freud la tête de Méduse fascinait, mettait en érection – du latin fascinus, le phallus – en faisant voir ce qu’il y a d’horreur dans la nudité, laissant pressentir tout au fond de ce que nous sommes ce réel avec quoi nous avons à négocier pour être civilisés. L’obscur objet du désir. Objet avec quoi il faut négocier, selon Freud. Pourtant Zemmour ne négocie pas : c’est là son leitmotiv et sa folie. Comme encore les cyniques de la Grèce antique, qui prétendaient à la vérité en elle-même sans les entours de la civilisation, il préfère la brutalité à la décence humaine, répétant inlassablement la même chose, la chose comme, dit-il, « elle est », cette identité que la civilisation, en tant que telle dégénérée, corrompt. Corrompt, c’est-à-dire métisse, l’affectant d’une irrémissible et ruineuse altérité. Dans ses termes, la France, pure, telle qu’en elle-même, la France « chrétienne ». Pourtant « chrétienne », vraiment ? Ce que Zemmour revendique n’est nullement « chrétien », si le christianisme retient, dans ce qu’il a de plus profond, tous les éléments de la question de l’Autre – si, donnons cet exemple si emblématique, c’est son christianisme qui a persuadé Angela Merkel, fille de pasteur, appuyée par le président Joachim Gauck, pasteur lui-même, d’accueillir (pour Zemmour l’image par excellence de ce qui est à exécrer) un million d’immigrés. À cet égard le christianisme – ce fut la conviction qui valut après la Shoah pour Jean XXIII et Vatican II, et plus tard pour Jean-Paul II – retient en son essence quelque chose du judaïsme. Mais le judéo-christianisme, c’est l’ouverture à l’autre. Et pour Zemmour c’est justement l’altérité qui est le malheur. (Cela peut se traduire, mezzo voce, et sans même qu’il soit nécessaire d’expliciter, par une phrase, imprononçable, vers laquelle plusieurs de ceux qui le suivent se précipitent : le judaïsme est notre malheur.)
La tentation de l’innommable
Disons-le autrement, en invitant un personnage de l’histoire (ainsi que Zemmour lui-même adore le faire) : Otto Weininger, extraordinaire figure de la modernité viennoise au seuil du XXe siècle, qui publia en 1903 un livre fulgurant, Sexe et caractère, livre de folie pure, qui fascina son époque, brûlot antisémite, misogyne et homophobe – alors même que Weininger était juif et homosexuel. Puis, le 4 octobre, à l’âge de 23 ans, au titre de ses haines, lui qui les incarnait à un niveau si profond, Otto Weininger mit fin à ses jours.
Zemmour, par ses obsessions, lui ressemble. Pourtant, si la seconde fois, comme le disait Marx, est une grimace, nous parierons que Zemmour n’est qu’une caricature de Weininger, sans la tragique et dérisoire grandeur de ce dernier. Et qu’il n’aura pas (on ne peut que le souhaiter) le destin de ce personnage de la légende viennoise ; qu’au contraire il passera comme passe tout ce qui aujourd’hui, dans le climat de la globalisation qui absorbe tout, se perd, sans accéder au destin, dans l’insignifiance.
Tel quel, néanmoins, Zemmour apporte au désastre sa caution, en laissant affleurer dans l’immédiat de nos jours, fût-ce dans la modalité d’un interminable bavardage, la tentation de l’innommable.
L’aperçu qu’il en donne tout à la fois effraie et attire, inspirant, pour emprunter une expression au Thomas Mann de La mort à Venise, de « l’horreur, et un énigmatique désir ».