Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
Article de la rubrique « Un archet et des flèches », paru dans Le DDV n°689, hiver 2022
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J’ai participé récemment à un beau projet avec l’orchestre de l’Opéra royal de Versailles où je suis violon solo. Nous enregistrions à l’intérieur de ce lieu exquis qu’est l’Opéra Royal, l’un des plus beaux théâtres du monde, pour une célèbre émission de télévision1Le Grand Échiquier, présenté par Claire Chazal. L’émission évoquée par Zhang Zhang a été diffusée sur France3 le lundi 5 décembre 2022.. Le programme musical était varié, réunissant des artistes français iconiques et les représentants d’une nouvelle génération de stars.
Le jour où seul l’orchestre devait répéter le programme, nous avons découvert les partitions des différents titres à interpréter. Une chanson en particulier a attiré mon attention car son titre ne ressemblait en rien aux autres. Elle s’appelait Hiroshima. Je me souviens avoir pensé qu’il était très approprié d’inclure une chanson contre la guerre. En pleine guerre russe contre l’Ukraine, un texte en hommage aux victimes et appelant à la paix m’apparaissait un excellent choix. Mais, le lendemain, lorsque nous avons commencé à répéter avec les chanteurs, j’ai failli laisser tomber mon archet par terre en entendant les premières paroles:
Tu es ma petite bombe à moi,
Tu exploses comme Hiroshima…
Sidérant !
Bluette et mépris des victimes
Une collègue japonaise était assise non loin de moi. Nos regards se sont croisés et j’ai lu dans ses yeux un choc et un dégoût pareils à ceux que j’éprouvais moi-même. Beaucoup de musiciens de l’orchestre avaient supposé, comme nous, qu’il s’agirait d’une chanson pour la paix, puisque le nom d’Hiroshima est devenu depuis longtemps le symbole de l’horreur et de l’absurdité de la guerre. La simple mention de cette ville martyre, dont la destruction est inscrite dans la conscience collective, fait venir à l’esprit de chacun l’importance de la paix et de la résistance à la violence. Un rappel particulièrement pertinent et poignant aujourd’hui alors que la menace des armes nucléaires est plus proche que nous ne l’avons jamais cru.
Tu es ma petite bombe à moi,
Tu exploses comme Hiroshima…
Et puis quoi encore ? Se référer au Bataclan pour décrire une soirée décevante ? S’approprier la Shoah pour illustrer un sentiment de persécution ?
Parmi les musiciens de l’orchestre, il y avait un jeune réfugié ukrainien et un Polonais qui ne parlaient pas le français. Tous deux croyaient que la chanson était un appel contre la guerre et les conflits nucléaires ! Lorsque nous leur avons traduit le sens réel des paroles, ils ont demandé avec incrédulité : « Mais pourquoi ? »
En effet.
Pourquoi cette chanteuse2Lous and The Yakuza. a-t-elle choisi comme métaphore la bombe atomique lancée sur des civils pour décrire des problèmes sentimentaux ?
Si elle est trop « jeune » ou trop peu informée pour mesurer toute la gravité d’un tel fait historique, pourquoi aucun « adulte » dans son entourage ne l’a averti qu’un mépris aussi flagrant envers les victimes de la guerre n’était pas acceptable ?
Pourquoi son agent, sa maison de disques et son équipe sont-ils restés muets pendant que leur vedette banalisait l’un des crimes les plus monstrueux que l’humanité ait commis contre elle-même ? Pourquoi ne l’ont-ils pas alertée quant à l’influence désastreuse qu’une telle banalisation pourrait avoir auprès des millions de fans qui considèrent cette jeune diva comme une source d’inspiration ?
Pourquoi aucun média n’a été capable de percevoir, derrière la légèreté de la chanson, la violence qu’elle représentait pour ceux qui ont souffert de la guerre, que ce soit à Hiroshima ou ailleurs ? Est-ce que les victimes, dès lors qu’elles n’appartiennent pas au bon camp, ne méritent plus le respect ni le considération ?
Transmettre à la jeunesse
Personne ne pouvait nier la beauté élancée de cette jeune chanteuse, rappeuse, mannequin et autrice. Élégamment vêtue, des lunettes noires la protégeant des regards, constamment suivie par un entourage nombreux et empressé, dont une équipe de choristes et un jeune homme dont la seule fonction semblait être de tenir un plaid affichant un immense logo Louis Vuitton au cas où elle en aurait besoin… elle réunissait tous les attributs qui participent à la magie des véritables stars. Dommage que les mots sortant de sa bouche aient été si grotesques.
Un dicton dit qu’il faut un village pour élever un enfant, soulignant ainsi l’importance de l’influence positive que les adultes peuvent et doivent avoir sur les jeunes de leur communauté.
L’époque est celle d’une victimisation ayant atteint des proportions quasi hystériques : prononcer les mauvais pronoms peut entraîner des vagues de cyberharcèlement et un bannissement social, faire la différence entre « hommes » et « femmes » peut déclencher des accusations de sexisme, d’homophobie ou de transphobie conduisant parfois à la perte d’un emploi et à des menaces de violence physique… Pourtant, une chanson banalisant les armes nucléaires et le massacre d’innocents est autorisée, promue, voire célébrée dans l’espace public sans être remise en question ni contestée. Où sont les adultes parmi nous ?
Un dicton dit qu’il faut un village pour élever un enfant, soulignant ainsi l’importance de l’influence positive que les adultes peuvent et doivent avoir sur les jeunes de leur communauté. Tout comme le silence et le manque de courage de toute une communauté peuvent aussi aboutir à légitimer des choix déplorables. La jeunesse est une force puissante qui peut changer le destin des nations et modifier l’Histoire, mais elle peut aussi être une arme de destruction des sociétés et des civilisations. La plupart des gardes rouges avaient entre 10 et 20 ans.
Une chanson pour une autre
Le violon et l’archet dans mes mains, pendant que les caméras tournaient, dans l’un des plus beaux théâtres du monde, j’ai ressenti à la fois de la colère et de la tristesse. De la colère parce que nous, en tant que société, sommes devenus si complaisants que nos jeunes peuvent s’emparer de manière flagrante d’un génocide et de massacres aux seules fins de divertir un public, de la tristesse parce qu’une telle attitude ne fera qu’engendrer et légitimer davantage d’ignorance et d’indifférence.
Tu es ma petite bombe à moi,
Tu exploses comme Hiroshima […]
Un cri, un vrai (ooh-ooh)
Un souffle frais (ooh-ooh)
Je n’m’en remets pas, la tête dans l’gaz (ooh-ooh)
Un peu d’tendresse
Cul entre deux chaises (ooh-ooh)
Je ne comprends pas…
Nous non plus.
(Il y a cinquante ans, le regretté Georges Moustaki chantait un autre Hiroshima…)
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