Par Marika Bret, chargée de la transmission de la mémoire de Charb, responsable de l’environnement travail à Charlie Hebdo, chroniqueuse à Clara Magazine-Femmes solidaires
(Article paru dans Le DDV n°684, automne 2021)
Nous nous accorderons sans difficulté sur les bienfaits pour l’humanité d’une liberté fondamentale, principe fondateur et emblème incontestable d’une démocratie : la liberté d’expression. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui a toujours une valeur constitutionnelle, cette « libre communication des pensées et des opinions » est proclamée comme « un des droits les plus précieux de l’homme ». Cette liberté individuelle suppose la liberté de conscience. Elle fait sens dans l’exercice collectif, car que serait une opinion sans la confrontation à celle des autres ?
Rappelons aussi, comme l’indique la Convention européenne des droits de l’homme, que l’usage de cette liberté, à l’instar de toutes les libertés, comporte « devoirs et responsabilités ». On ne le répétera jamais assez : l’injure, la diffamation, la menace, l’incitation à la haine et la négation des crimes contre l’humanité sont des délits.
Dans l’espace médiatique, écrit et audiovisuel, la célèbre loi du 29 juillet 1881, avec plus de 80 articles, énonce le principe de la liberté de la presse ; selon son rapporteur, Eugène Lisbonne, elle a été conçue comme « une loi d’affranchissement » parce qu’elle a permis de mettre fin à tout contrôle préalable, d’autorisation et de censure. Elle établit une responsabilité en cascade : devant le juge, le directeur de publication se situe en première ligne, vient ensuite l’auteur et, le cas échéant, le vendeur, le distributeur ou l’afficheur.
Cadre et protection étant posés, on comprend aisément qu’en France, tous les courants de pensée et leurs farandoles de symboles sont légitimement critiquables. Les divinités, les croyances et les dogmes religieux peuvent être analysés, entre autres, avec un ton ironique et moqueur.
Résistances et régressions
L’attentat islamiste dans la salle de rédaction de Charlie le 7 janvier 2015 est venu heurter de plein fouet l’édifice de notre liberté d’expression ; les auteurs et complices ont voulu semer la terreur pour imposer le silence. En vain. Pour l’instant.
Car six ans après ce carnage, qu’en est-il ? C’est pire.
Samuel Paty a été décapité parce qu’il enseignait les divers éclairages de la conscience.
À Lyon, un enseignant a dû quitter son collège après avoir été agressé par un père « turc et musulman » qui lui reprochait des propos islamophobes et critiques à l’encontre d’Erdogan dans le contexte d’une confrontation entre le président français et le dirigeant turc.
La coprésidente d’un syndicat de parents d’élèves a mis l’école au banc des accusés car « l’atroce assassinat de Samuel Paty a démontré avant toute chose que l’école telle qu’elle est ne répond plus collectivement à faire vivre la laïcité et des échanges pacifiés dans la communauté éducative ».
Deux professeurs ont été nommément dénoncés sur les murs d’une université à Grenoble pour s’être opposés à l’usage erroné et intensif du mot « islamophobie ».
Mila, dès l’âge de 16 ans, a dû être déscolarisée et vit sous protection policière parce qu’elle a répondu, en toute légalité, par un doigt dans le derrière d’un personnage imaginaire à des harceleurs lui ayant jeté l’islam à la figure. Des associations féministes et LGBT se sont tues.
Ne pas donner raison aux fanatiques
Alors quoi ? Céder pour « ne pas attiser la colère du monde arabo-musulman » ? Renoncer pour « ne pas contribuer à créer une atmosphère qui facilite le passage à l’acte » ? Valider que « les croyances et les croyants sont irrémédiablement inséparables » ? Promouvoir que « l’offense à Dieu serait irrespectueuse pour la dignité humaine » ? Affirmer qu’il ne faut pas « braquer des minorités pour ne pas les pousser à la radicalisation » ? Croire que des citoyens de confession musulmane, réelle ou supposée, sont allergiques au second degré ?
Si l’on répond par l’affirmative à une seule de ces questions, on donne alors raison à la meute fanatique désignant comme cible à abattre tout républicain qui se bat pour que nos principes et valeurs ne soient ni souillés, ni détruits.
Lors des débats ayant précédé le vote de la loi du 29 juillet 1881, l’évêque d’Angers, invoquant une supposée blessure faite aux catholiques, s’était vivement opposé à l’abrogation du délit d’outrage aux religions, « c’est-à-dire [d’outrage] à Dieu », avait-il précisé. Georges Clemenceau lui avait alors répondu : « Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés. »
Aucune de nos libertés n’est jamais arrivée par le ciel. En revanche, ceux qui nous manquent tant, ceux qui me manquent tant, sont tombés en plein cœur de la capitale, à coup de rafales de kalachnikov.
Renoncer, c’est accepter l’instrumentalisation des « escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes »1, la supercherie des idéologues totalitaires, les mensonges des intellectuels à la recherche de leur talent perdu et les volte-face de cette classe politique qui a perdu la boussole de l’humanisme. Se rendre complice de l’obscurité ou porter l’espoir du progrès et de la raison en demeurant fidèle à l’héritage des Lumières, il faut choisir.