Simon Epstein, historien
J’ai un problème avec Zemmour. C’est un personnage balzacien, qui fait montre d’un culot immense. Hérissés de jugements péremptoires et d’assertions tranchantes, ses livres l’ont rendu célèbre. Il a le sens de la formule, il est cassant et réducteur, comme on l’est aujourd’hui. Il ne pratique pas la nuance. Il voltige avec aisance entre le vrai et le faux, avec une prédilection marquée pour l’excessif et pour le faux. Il est prodigue en documentation mais n’est pas pointilleux – c’est un euphémisme – dans l’usage qu’il en fait. On a envie de le pasticher tant il crépite de citations historiques, les unes appropriées et les autres non.
Il lui arrive, à ce sujet, de faire référence à deux de mes livres. L’un, qui retrace le destin insolite des dreyfusards qui vivront assez vieux pour connaître la Seconde Guerre mondiale et l’occupation de la France par les Allemands. L’autre, qui tente de comprendre pourquoi on trouvait tant d’ex-« antiracistes » (venus de la gauche et de l’extrême gauche) dans la Collaboration et tant d’ex-antisémites (venus de la droite et de l’extrême droite) dans la Résistance. Zemmour me cite parfois à bon escient. Il me cite souvent en accentuant mon propos et en m’attribuant des conclusions qui sont siennes et non pas miennes. Il brandit de temps en temps un « comme l’écrit l’historien Simon Epstein » pour énoncer quelque chose que je n’ai pas écrit comme il le dit, ou pis encore, que je n’ai pas écrit du tout.
Je ne m’en suis pas formalisé. Avant tout, parce que « frankly my dear, I don’t give a damn »1. Ensuite, parce que Zemmour, dont je pensais qu’il n’était pas un mauvais bougre, n’était pas seul à brutaliser l’Histoire : c’était coutumier dans la vie intellectuelle en général et dans les débats politico-médiatiques en particulier. Enfin, parce que je trouvais drôle, vraiment drôle, que « ce vieux pays gallo-romain »2 qui est aussi « la fille aînée de l’Église »3 ait confié à un Juif – eh oui – la triple tâche de chanter sa grandeur d’antan, de pleurer son identité outragée et de hisser, à nouveau, sa vieille bannière. Zemmour avait remplacé Jeanne. C’était à lui, désormais, de ramasser « le tronçon du glaive »4 et de « sonner la charge »5.
Je ne sais quelle marque (providentielle ou funeste, ou bien, ce qui n’est pas à exclure, fugace et inoffensive, ou bien même, désopilante) il laissera dans l’histoire de France. Ce n’est pas l’objet de ces lignes. Je m’inquiète ici de la place qu’il tiendra, et qu’il tient sans doute déjà, dans la longue et tumultueuse histoire des Juifs de ce pays… Les Juifs de France, comme ceux de toute la Diaspora, savent qu’ils s’exposent à l’antisémitisme, ce phénomène irréductible qui alterne ses phases de rémission, parfois courtes et parfois longues, ses périodes de hausse, ses flambées d’exacerbation, puis de nouveau ses phases de rémission. Les Juifs savent aussi que certains d’entre eux – minoritaires, heureusement – ne résistent pas à la pression et composent avec l’antisémitisme. Dans certains cas, ils participent à sa propagation.
C’était souvent l’extrême gauche qui illustrait ce principe. J’évoquerai pour mémoire l’hiver 1953, quand les communistes juifs rivalisaient de servilité pour flétrir le noir complot des médecins juifs soviétiques. Plus récemment, dans les mouvances islamo-gauchistes, on trouve des Juifs professant une haine radicale de l’État d’Israël et du peuple juif. Ces Juifs antisionistes sont chargés de faire la leçon aux manifestants « humanitaires », soumis ou insoumis, qui crient « Mort aux Juifs ! » dans les défilés pour la Palestine. Ils leur expliquent, avec toute la douceur qui s’impose, qu’il est des revendications qu’on doit se garder, pour d’évidentes raisons tactiques, d’exprimer en public.
La différence avec Zemmour est qu’il est à l’extrême droite et non à l’extrême gauche. Il s’apparente aux « trumpistes » américains et à leurs homologues hongrois et autres, et il est, en France, la figure de proue de cette nouvelle manière de faire de la politique. Ses petites phrases sur Dreyfus (qui, à ses yeux, n’était pas vraiment innocent) ont une mauvaise odeur de moisi. Son apologie de Pétain (qui, selon lui, n’était pas vraiment coupable) le localise dans l’extrême droite post-vichyssoise. Elle le positionne aux lisières (qu’il ne franchit pas, car Juif, il y serait mal reçu) de l’ultradroite néonazie. Il en va de même pour sa répudiation des lois Pleven et Gayssot, ces lois dont la suppression laisserait le champ totalement libre au racisme, à l’antisémitisme et au négationnisme. Quant à s’en prendre aux enfants juifs massacrés à Toulouse, et qui reposent en terre d’Israël, c’est tout simplement abject… Lorsque Zemmour fustige les femmes, les immigrés, les homosexuels, les socialistes, les centristes, les élites, les bobos, il le fait par conviction profonde, fasciné qu’il est par cette rhétorique d’extrême droite qu’il a lui-même enrichie, fort copieusement faut-il dire, d’élucubrations nouvelles.
Mais quand il étrille les Juifs, il le fait aussi par ingéniosité médiatique. Sa mission historique, telle qu’il la conçoit, est en effet de réconcilier la bourgeoisie patriotique et les classes populaires. En langage décodé, en politique de terrain, cela signifie qu’il mise à la fois, ce qui est difficile, sur les électeurs de la droite républicaine et sur ceux de l’extrême droite populiste. Or qu’il soit lui-même juif, voilà qui rassure les premiers (il n’est pas un fasciste, on peut voter pour lui). Et qu’il soit juif tout en malmenant les Juifs, voilà qui aguiche les seconds (il n’est pas un « vendu », on peut compter sur lui). Les premiers apprécient qu’il invoque Péguy et encense de Gaulle. Les seconds goûtent qu’il dénigre Zola et réhabilite Pétain… Son origine juive, dont il ne fait pas mystère, l’aide à programmer une marche sur Paris qui, en toute plasticité doctrinale, passerait à la fois par Londres et par Vichy.
Si la tendance révélée par les derniers sondages se confirmait, en d’autres termes, s’il parvenait à fidéliser durablement les deux apports électoraux dont l’assemblage est essentiel à sa percée, et s’il leur adjoignait les abstentionnistes que son esbroufe a tiré de leur apathie, il disposerait d’une masse de suffrages amplement suffisante à bouleverser la présidentielle de 2022. Sous certaines conditions, et avec un peu de chance, il serait en mesure de faire ce que les deux Le Pen, chacun en son style, n’avaient pas réussi à faire, à savoir séduire les votes républicains sans perdre les votes antirépublicains, et réciproquement. Il serait à même de briser, ou tout au moins de fissurer le fameux « plafond de verre » qui, depuis de longues années, faisait obstacle à l’extrême droite française. Ce résultat, il le devrait à son bagout, à son savoir-faire stratégique et à son opiniâtreté. Il le devrait, aussi, à son origine juive, car « il est difficile de le qualifier de nazi ou de fasciste. Cela lui donne une plus grande liberté»6.
Zemmour n’aura donc pas à se demander si « Paris vaut bien une messe »7. Historiquement, il est de la lignée d’Arthur Meyer, le directeur du Gaulois, qui se convertit au catholicisme en 1901. Il prolonge aussi Edmond Bloch, qui fréquenta l’extrême droite française des années trente et qui, lui aussi, finit par se convertir au catholicisme. Mais Zemmour, qui aspire à un destin national quand ses deux devanciers n’avaient joui que d’une notoriété passagère, n’aura pas à les suivre jusqu’au bénitier. Loin d’être un handicap dans sa « résistible ascension »8, sa judéité lui sert, en quelque sorte, de joker imparable… C’est du grand-art et du jamais-vu, reconnaissons-le. Au plan politique, c’est passionnant à observer. Au plan juif, « j’avoue que je suis épouvanté »9.
Notes :
[1] Comme disait Rhett Butler.
[2] Comme disait Xavier Vallat.
[3] Comme disaient les rois de France.
[4] Comme disaient Paul et Victor Margueritte.
[5] Comme disait Paul Déroulède.
[6] Comme disait Jean-Marie Le Pen, tout récemment.
[7] Comme disait Henri de Navarre.
[8] Comme disait Berthold Brecht.
[9] Comme disait Léon Blum.