Olivier Mannoni, traducteur littéraire et essayiste, directeur de l’École de traduction littéraire à Paris, auteur de Traduire Hitler (Éditions Héloïse d’Ormesson, 2022)
Carte blanche parue dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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Ce sont des phrases contemporaines. Je dirais même des phrases typiquement modernes. Et toutes récentes : « Décidément il semble bien qu’à chaque seconde qui passe la question que bien des français (sic !) se posent en silence prenne son entière place : n’en est-il donc pas (sic !) de plus en plus, plus que temps que nous donnions corps aux paroles de la toute fin de la Marseillaise ? “Qu’un sang impur abreuve nos sillons ?” Dans le respect du droit positif, cela va de soi. » Ce texte publié le 20 mars 2023 par Xavier Azalbert, patron du blog complotiste France Soir, a été censuré par son auteur, qui a enlevé quelques heures plus tard le vers de la Marseillaise. Il n’en reflète pas moins l’ambiance mortifère qui régnait en ce printemps français où des barricades, de nouveau, s’élevaient dans les rues contre un gouvernement visiblement coupé de son peuple.
Haine sans filtre et hystérie collective
Ces lignes n’auraient en soi aucun intérêt si elles ne reflétaient un climat de violence verbale qui a atteint depuis novembre 2018 et l’épisode des « Gilets jaunes » un niveau rarement égalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Injures, menaces de mort, calomnies plus ou moins délirantes, ragots sexuels improbables et rumeurs d’Orléans à la sauce xxie siècle sont devenues le tout-venant. La haine semble n’avoir plus de limites, pas même verbales. On pourrait à juste titre rétorquer que de telles périodes sont courantes dans l’histoire du monde. Mais on fermerait en même temps les yeux sur une conjonction de facteurs plus qu’inquiétante. L’immense puissance de diffusion de réseaux sociaux qui fonctionnent désormais pratiquement sans filtre a permis à la parole violente et haineuse de déferler sur les esprits de lecteurs qui ne sont pas armés pour y faire face.
Jamais les mots n’ont été aussi proches de se transformer en tsunami de haine. Wehret den Anfängen, dit le proverbe allemand : arrêtez les choses à leur début.
Quelques exemples récents montrent quelles conséquences cela peut avoir. La présence, lors des manifestations des antivaccins, de pancartes posant la question « Qui ? » – sous-entendu : qui est responsable du complot mondial derrière la maladie et l’obligation vaccinale ? –, pancartes accompagnées de dessins antisémites orduriers ne laissant aucun doute sur la réponse qu’ils y apportaient. La liste, égrenée à l’infini, des supposés responsables de ce prétendu complot mondial, tous supposés juifs bien entendu. La propagation de rumeurs faisant état de trafic « d’adrénochrome » pris sur des enfants, qu’on a pu entendre récemment dans une émission bas de gamme, rumeurs que confirma l’animateur sans relever, bien évidemment, la similitude avec les vieilles légendes antisémites d’Europe centrale. L’hystérie collective qui s’est emparée du public, portée par la même « journaliste » que pour le cas précédent, après l’accident dramatique provoqué par un humoriste connu depuis longtemps pour sa toxicomanie, mais suspecté, cette fois, sans le moindre commencement de preuve, de pédophilie et même de trafic d’enfants, a clos, provisoirement, cette macabre séquence.
Aux sources du crime contre l’humanité
Calomnie, haine, appel tacite ou explicite au lynchage… Faut-il rappeler que le terrible M le Maudit de Fritz Lang, réalisé en 1931, deux ans avant l’arrivée au pouvoir des nazis, est aujourd’hui considéré comme le film annonciateur de la tragédie qui allait suivre ? Et que tous les pouvoirs dictatoriaux utilisent la même méthode pour parvenir à leurs fins : lancer des rumeurs dans une population incapable de s’en défendre, désigner des coupables, lâcher la meute.
Le crime contre l’humanité ne débute pas à Boutcha, à Alep, à Varsovie, à Auschwitz ou à Treblinka. Il commence sur le Volksempfänger du Führer, dans les discours des adeptes de Poutine ou d’Assad, sur les ondes de la Radio des Mille Collines au Rwanda. Et l’on pourrait, si l’on était vraiment impressionnable, en percevoir les prémices dans les innombrables appels à la guillotine que l’on entend dans la France du printemps 2023. L’irrationnel ouvre les portes à la haine. La haine fraie le chemin de la violence. Et lorsqu’il est ouvert, les mots s’y engouffrent, emportent tout sur leur passage, le sang-froid, la raison, l’intelligence. En un mot : l’humanité. Jamais, depuis des années, les racines verbales du crime commis contre ce que nous sommes au plus profond de nous, contre notre humanité, n’ont été aussi vigoureuses. Jamais les mots n’ont été aussi proches de se transformer en tsunami de haine. Wehret den Anfängen, dit le proverbe allemand : arrêtez les choses à leur début. Au commencement était le verbe. Cela vaut aussi pour les catastrophes futures.
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