Tribune de Françoise Tenenbaum, présidente de la section de Dijon de la Licra, vice-présidente de Dijon Métropole, conseillère régionale de la Bourgogne-Franche-Comté
Il est curieux de constater, alors que l’on entend partout clamer que « les politiques » seraient éloignés des citoyens et qu’il faudrait réinventer la démocratie pour une participation plus directe, que de nombreux citoyens oublient eux-mêmes ce que la citoyenneté implique…
Ainsi une fausse évidence traverse le débat collectif : pour fustiger l’extrême droite, il serait inapproprié de parler de racisme, on se précipiterait dans la caricature creuse, avec au bout du parcours l’inflation d’expressions clichés usées jusqu’à la corde : « les heures les plus sombres », « Vichy », voire « Hitler ». Marcel Gauchet, par exemple, dans une interview sur Europe 1, le 13 avril, convenait certes que Marine Le Pen se situait sur la partie droite de l’échiquier politique, mais il ajoutait aussitôt, avec un rire de connivence en direction de son interlocutrice Sonia Mabrouk, que cette droite qu’incarne la candidate du RN n’aurait évidemment « rien à voir avec ce qu’on appelle habituellement extrême droite » et encore moins avec le fascisme.
Un lepénisme « à visage humain » ?
Le lépénisme est donc désormais « à visage humain » et les électeurs du RN sont eux aussi dédiabolisés, car comment prétendre sérieusement que la moitié du corps électoral de la France serait fasciste ? Ne serait-ce pas ridicule, odieux, et d’ailleurs contreproductif pour ceux-là mêmes qui voudraient s’opposer aux idées de cette droite-là ?
L’argument semble factuel, et par là-même irrécusable. Il l’est pourtant moins, à convoquer l’histoire. J’ose à peine évoquer ces « braves-gens-qui-n’auraient-pas-fait-de-mal-à-une-mouche » et qui s’enrégimentaient cependant en masse dans la SA des nazis : on m’opposerait la reductio ad Hitlerum, le « point Godwin » auquel est censée inévitablement achopper toute conversation qui se prolongerait trop. Soit !
Mais il y a d’autres exemples : celui du génocide des Tutsi du Rwanda ou encore de l’ex-Yougoslavie. Ici comme là « des braves gens » ont dérivé dans des délires de cruauté envers leurs plus proches. On peut aussi se souvenir de la guerre d’Algérie durant laquelle des jeunes de France, fervents sur le sol de la métropole de musique rock et du cinéma de la nouvelle vague, ont pu se découvrir tortionnaires.
Peut-on se rassurer en plaidant que tant d’électeurs de Marine Le Pen, un si grand nombre de Français, ne sauraient être « fascistes » ? L’Histoire ne vient pas au secours de cet argument lénifiant. Mais l’Histoire, Paul Valéry l’avait déjà noté, dit ce qu’on veut lui faire dire.
Alors laissons l’Histoire pour évoquer un instant la réalité prosaïque des propositions du Rassemblement national, de quelques-unes d’entre elles au moins, en les confrontant simplement à ce que l’on se figure ordinairement comme la réalité basique de la citoyenneté.
Un « nous » indifférent à la situation de l’Autre
Prenons le sujet qui provoque la fureur contre le programme de Macron : l’âge de la retraite – la preuve même, dit-on, du défaut d’empathie d’Emmanuel Macron, et, inversement, la preuve de la plus grande empathie de Marine Le Pen. Je plaiderai pourtant pour reconnaître là un cas exemplaire de déni de solidarité, une situation où le souci de soi l’emporte sur tout, alors même que l’espérance de vie sans incapacité à 65 ans a très significativement progressé1Selon l’INSEE, l’espérance de vie sans incapacité à 65 ans s’établit en 2020 à 10,6 ans pour les hommes et à 12,1 ans pour les femmes. Depuis 2008, cet indicateur a progressé de 1 an et 11 mois pour les hommes et de 2 ans et 1 mois pour les femmes, traduisant un recul de l’âge d’entrée en incapacité pour les personnes ayant atteint 65 ans.<https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/3281641/Esperance-vie_Bonne_Sante_2021.pdf>. .
Que le programme de l’ex-candidate ne fasse pas état de la pénibilité de certaines carrières ne fait que marquer, ici comme sur beaucoup d’autres sujets, la volonté de raisonner seulement à partir de la situation globale d’un « nous » indifférent à la situation de l’Autre.
Ainsi en va-t-il aussi, pour citer une autre mesure emblématique, du cas de la suppression de l’impôt pour les moins de 30 ans, quoi qu’il en soit de leur situation particulière ou de la proposition de baisser globalement la TVA : à chaque fois le raisonnement « pour tous » – « tous », c’est-à-dire les « Français de souche », définis par « le sang », l’étranger étant en soi la cause de tous les malheurs d’une France réduite à sa dimension ethnique – exclut que l’on prenne en considération les individus dans leurs particularités et leur altérité, les plus fragiles, les femmes seules avec enfants, les personnes handicapées, les demandeurs d’emploi.
Nous pourrions également dénoncer le retour à l’usage des pesticides2… Dénonçant la « folle stratégie » de l’UE de « la ferme à la fourchette », qui prévoit notamment une baisse de 50 % des pesticides d’ici à 2030 avec un quart des terres réservées au bio (Ouest France, 1er mars 2022). <https://www.ouest-france.fr/elections/presidentielle/presidentielle-marine-le-pen-veut-retirer-l-agriculture-des-traites-de-libre-echange-3c0aa87e-9960-11ec-a65a-8b59a463d3c4>. Une mesure invraisemblable qui obère la qualité de l’eau, de l’air, des sols, de l’alimentation, la santé des agriculteurs eux-mêmes et bien sûr la vie de nos enfants et petits-enfants.
Nous pourrions pareillement pointer le rejet, au nom de la liberté, de la vaccination contre la Covid-19 et des confinements : car il n’y a pas de liberté sans vie, ni de liberté à transmettre la mort à son voisin !
Une conception de la nation propre à l’extrême droite
Nous ne saurions bien sûr oublier de condamner une hantise sécuritaire déclinée tous azimuts, en résonance avec une philosophie de la nation propre à l’extrême droite. Une hantise sécuritaire déclinée jusqu’à la minoration du droit d’asile, jusqu’à la licence de tuer, jusqu’au spectre de la peine de mort dont il n’est pas impensable qu’un référendum ne viendrait, quoi qu’il en soit des barrières constitutionnelles, la rétablir un jour.
Que penser alors, en fin de compte, du rapport des électeurs de Marine Le Pen à la citoyenneté ? Ces électeurs évoquent la nation, jusque dans l’intitulé du mouvement dont ils se réclament. Pourtant il ne s’agit pas de la nation du cri de Valmy – le « Vive la nation ! » de Kellermann3François Étienne Christophe Kellermann (1735-1820) est l’un des vainqueurs de la bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, à la tête de l’armée de la Moselle. – qui avait magnifié la République, en écho à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Mais je voudrais terminer sur une remarque positive en dépit de ce que le présent recèle d’angoisse : il arrive que les peuples bougent dans le bon sens, sur la base d’un événement imprévisible.
Ce fut le cas lorsque les Allemands, qui pendant la crise grecque avaient fait preuve d’égoïsme nationaliste jusqu’au 31 août 2015, se sont révélés, soudain et massivement, altruistes en septembre, s’organisant en milliers de réseaux pour faire bon accueil à un million de réfugiés syriens, encouragés par la parole d’Angela Merkel : « Wir schaffen das ! » (Nous allons y arriver !)
En ce moment clé de la vie nationale, où une partie de la France bascule dans le repli sur soi et semble consentir à l’illibéralisme (et cela dans une quasi indifférence à l’effroyable tragédie qui se déroule aux frontières de l’Europe) acceptons quand même l’idée que tout n’est pas perdu, y compris pour ceux-là. Acceptons l’idée que sur la base d’une parole, d’un événement intangible, peut-être d’un exemple, tout puisse quand même aller dans le bon sens. Que le pire ne soit jamais certain.
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