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André Markowicz, traducteur et poète
Tribune du numéro 688 (automne 2022) du DDV
La Russie a basculé dans la guerre — Je veux dire, la guerre, nous y étions, à l’évidence, depuis le 24 février dernier (et bien avant, en fait), mais, pour la Russie en tant qu’État, pour le discours officiel, nous étions en « opération militaire spéciale », et nous y étions au point d’interdire l’usage du mot « guerre » pour parler de l’Ukraine, d’emprisonner les gens et de les condamner à des peines pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison simplement pour avoir parlé de la guerre, et prononcé le mot, et d’arrêter dans les rues les gens qui, dans la rue, sans rien dire, s’arrêtaient quelque part et montraient un volume de Guerre et Paix. Parce que, donc, la Russie n’était pas en guerre. Ce fétichisme lexical permettait de garder les massacres à distance, de faire comme si la population russe n’était pas concernée par ce qui se passait.
Accusations en miroir
Depuis le 21 septembre, la guerre est là — avec « l’état de guerre », et, par conséquent, la « loi martiale » (on dit en russe, la loi de guerre, en employant le même mot). Le retour du mot guerre dans l’usage courant signe la reconnaissance officielle par le gouvernement russe de sa défaite militaire, dès lors que sept mois d’opération militaire spéciale n’auront pas servi à « libérer le Donbass », ce qui était le but annoncé de ladite opération.
De même les officiels russes parlent-ils des forces « alliées », et ce ne sont pas les alliés occidentaux des Ukrainiens, mais les forces combinées de l’armée russe et des milices des « républiques » de Lougansk et de Donetsk. Ça donne l’impression qu’il existe, de fait, une coalition à laquelle s’attaque ce qu’ils appellent « l’Occident global ». Mais, de toute façon, on ne parle pas des « Ukrainiens », on parle des « nationalistes » (sans préciser leur origine) ou des « Ukro-nazis ». Le plus souvent, d’ailleurs, on parle simplement de « nazis », dès lors que la Russie explique en même temps que tous les Ukrainiens qui ne veulent pas comprendre qu’ils ont toujours été russes sont des nazis.
Pourtant, depuis quelque temps, le discours officiel des plus hautes instances de l’État russe, de Poutine, de Shoïgou, de Lavrov, s’est transformé d’une façon radicale.
Poutine parle de bombardements massifs de la population civile, de la destruction délibérée de toute l’infrastructure civile, de terreur de masse dans les zones occupées, de cas incalculables de tortures des prisonniers de guerre (en particulier à Boutcha et Izioum)…. Tout cela est ce qui se passe réellement, en ce moment, partout en Ukraine ; c’est ce que dénoncent, jour après jour, tous les observateurs impartiaux sur le terrain, tous les commentateurs (sans parler de l’État ukrainien). On lirait leurs discours, leurs commentaires à eux sans savoir d’où ils viennent, on ne pourrait qu’approuver.
La langue de l’État poutinien est devenue un mur contre lequel tu envoies un ballon : ce que tu peux dire vient rebondir dessus, sans aucun autre effet. Le mur ne répond pas, ne dit rien.
Sauf que Poutine et ses ministres ne dénoncent pas l’armée russe : ce qu’ils dénoncent, ce sont les exactions supposées des Ukrainiens. Ils déclarent que Boutcha et Izioum sont le fruit de crimes de guerre commis par les Ukrainiens eux-mêmes, sur leur propre population. Et que ce sont ces exactions qui les obligent, eux, à décréter la mobilisation (partielle, pour l’instant…) et l’état de guerre. Ce qui est frappant est qu’ils reprennent, quasiment mot pour mot, en miroir, les accusations, factuelles, prouvées, indiscutables, de la communauté internationale contre eux, et les renvoient, quasiment telles quelles, en ne changeant qu’une chose : là où la communauté internationale parle de crimes russes, de destructions massives et de bombardements civils russes, ils disent que ces crimes sont ukrainiens. Tout le reste de la phrase est inchangé, ils remplacent juste « russe » par « ukrainien » (ou par ses synonymes).
Une langue réduite à néant
La langue de l’État poutinien est devenue un mur contre lequel tu envoies un ballon : ce que tu peux dire vient rebondir dessus, sans aucun autre effet. Le mur ne répond pas, ne dit rien. La langue, en elle-même, n’existe plus. Les arguments, les faits, le sens, tout cela est réduit à néant. Eux, dès lors, rien ne les touche. Aucune accusation, aucune preuve.
Il ne s’agit pas seulement de cynisme. Il s’agit de montrer que, de fait, la communauté internationale se trouve devant un mur : un mur supposé indestructible, une forteresse, et , en même temps, un cul-de-sac, une impasse.
Ça, c’est le but. Mais le mur, comme tout ce que construit la Russie, se lézarde. De plus en plus. Et son effondrement a déjà commencé.
André Markowicz a traduit en français les plus grands auteurs russes, parmi lesquels Anton Tchekhov, Mikhaïl Boulgakov, Fédor Dostoïevski, Alexandre Pouchkine, Nicolas Gogol ou encore Mikhaïl Lermontov.
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