Séverine
« Lettre à Bernard » parue dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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Mon cher Bernard1Bernard Lecache (1895-1968), président-fondateur de la Licra en 1927 et fondateur en 1932, avec son ami Lazare Rachline (1905-1968), du Droit de Vivre (Le DDV).,
Hegel nous avait promis que « la lecture du journal » serait « la prière du matin de l’homme moderne ». Il faut croire que nous sommes devenus des fondamentalistes masochistes, abreuvés à qui mieux mieux du spectacle du monde qui, sous nos yeux impuissants, semble s’effondrer à chaque instant. Le Parlement, dont les comptes rendus des débats fournissaient jadis à nos quotidiens des pages roboratives et fleuries, est devenu le théâtre grotesque d’une agitation permanente, l’indignité semblant avoir été inscrite au règlement intérieur de l’Assemblée nationale. L’injure est à portée de lèvres, l’esclandre au bout du micro, le bras d’honneur au banc des ministres, l’indignation étant désormais la base de toute réflexion politique, comme s’il était devenu impossible d’avoir des désaccords sans promettre la mort de l’autre, sans rêver son anéantissement, sans espérer que tout débat devrait s’achever par la guillotine. Dans ce marécage où des députés s’obstinent à desservir la République, il y aurait pourtant des sujets à remettre à l’ordre du jour. Comme celui de demander à la députée LFI qui barbote dans l’antisionisme depuis des années ce qu’elle vient faire au sein du groupe d’études sur l’antisémitisme, sauf à offrir séance tenante un exemple in vivo du problème à traiter. Comme celui, aussi, du non-respect des règles et lois de l’audiovisuel par un animateur proxénète de l’actualité qui s’emploie, chaque soir, à entraîner les millions de téléspectateurs qui le regardent dans une course effrénée à la vulgarité et à l’ensauvagement. Comme celui, et c’est le plus important, de l’avenir de l’Ukraine.
L’Europe tétanisée face à l’irrédentisme russe
Au moment où les Arméniens subissaient déjà les massacres de l’Empire ottoman, Jaurès était monté à la tribune de la chambre des députés le 3 novembre 1896 pour inviter la France et le monde à choisir le courage et la dignité pour les défendre. Où sont donc passés les Jaurès de notre époque pour dire ce qu’il doit en être de la survie du peuple ukrainien, que tu connais bien mon cher Bernard pour avoir décrit les pogromes qui, déjà, annonçaient bien pire encore ? Où est passée l’intelligence de nos représentants pour abdiquer à ce point la nécessité vitale de défendre les valeurs d’une Europe aujourd’hui tétanisée par l’irrédentisme russe comme elle le fut, jadis, par les menées hitlériennes ? Où sont passés les grognards de la défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, dont certains s’époumonent pour les Palestiniens mais minaudent devant Poutine, comme s’il fallait qu’il y ait un juif à accuser dans le dossier pour qu’ils daignent s’y intéresser ? Où sont passés les débrouillards de l’indignation permanente, jamais avares d’expliquer que « la police tue » en France, et qui sont devenus mutiques devant ces crimes qui, aux portes de l’Europe, voient des enfants déportés, des femmes violées, un peuple massacré en direct à la télévision et sur les réseaux sociaux ?
Une extrême droite discrètement opportuniste
Le sentiment d’abandon est réel, comme si notre nation n’était plus que l’ombre d’elle-même, incapable de rallumer les Lumières au moment où la nuit essaie de revenir. Mais, mon cher Bernard, si j’ai gardé de toi quelque chose de notre amitié, c’est bien l’optimisme et le goût singulier de l’obstination à toujours mener les combats qui s’imposent à nous. Au fond du désert algérien où Pétain t’avait interné, tu n’as jamais renoncé à défendre l’universalisme de la France et la force de la République. Ne renonçons pas à espérer qu’après cette parenthèse effroyable nous vivrons le retour de la raison, de la nuance et de l’intelligence. Peut-être suffit-il de ne « pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques » pour reprendre le grand Jaurès. Peut-être suffit-il, comme Luc Jardie dans L’armée des ombres, de s’enfermer pour écouter la Pastorale de Beethoven et ne plus entendre bruire l’extrême gauche kamikaze, les animateurs putassiers, les journalistes grégaires et les réseaux sociaux cannibales. Ce silence, je l’espère, nous permettra alors d’entendre celui, encore plus dangereux, de l’extrême droite, fort discrètement opportuniste, et qui compte bien tirer profit de ce vacarme atroce et de la lassitude qu’il procure, pour se rendre désirable aux yeux du plus grand nombre, au moins à la moitié des voix, plus une. Car le vrai danger de l’effondrement actuel, c’est bien ce basculement qui vient et dont l’Histoire a déjà montré, sous les ors du casino de Vichy à l’été 1940, qu’il conduit à l’irréparable.
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