Jacques Debot, écrivain tsigane
Tribune parue dans Le DDV n°687, été 2022
Souvent il m’est arrivé d’entendre un Manouche ou un Yéniche, ce sont eux dont je suis le plus proche, qui, dans un moment de contrariété consécutif à une mésentente, s’emportait contre la société majoritaire, contre « ces Gadjé qui ne peuvent pas nous voir ».
L’emportement passager débouche sur un constat pessimiste et surtout essentialisant, pourquoi les Gadjé ne pourraient-ils pas nous voir ? Pas nous voir, pas nous sentir, pas nous blairer, pas nous encaisser ni nous supporter, l’antagonisme serait-il irréductible ? Ces Gadjé, ces « autres », c’est-à-dire la société majoritaire, seraient-ils dans l’incapacité de nous voir ou refuseraient-ils de nous voir, nous accepter ? Est-ce une question de pouvoir ou de vouloir ?
Débats, promesses et complexité
Le regard que la société majoritaire porte sur la minorité tsigane est réputé problématique. Invariablement, toute exposition, toute conférence ayant pour sujet les Roms ou les Tsiganes affichera l’ambition de « changer le regard ». La photographe unetelle a travaillé plusieurs semaines en immersion chez les Manouches de l’Est ou les Gitans de Perpignan. Quand vous aurez vu ses photos, le regard que vous portez sur les Tsiganes aura changé. Quand vous aurez assisté à cette conférence donnée par telle grande association de lutte contre le racisme, votre regard aura changé. Le sésame pour obtenir l’affluence du public et les subventions nécessaires au vernissage d’une exposition photographique ou la tenue d’une conférence concernant les Tsiganes passera neuf fois sur dix par la promesse, voire l’engagement, de faire changer le regard porté sur notre minorité.
Mais pourquoi ce regard devrait-il changer ? Serait-il obsolète, grevé de préjugés séculaires, de stéréotypes inadmissibles, biaisé par les réseaux sociaux, la presse, les discours politiques, le cinéma, voire les travaux universitaires ? Malheureusement, une conférence suivie d’un débat, une exposition photographique, fussent-elles de grande qualité, ne sauraient constituer un antidote profitable ou un vaccin efficace contre les discours de mépris, de rejet, de haine quotidiennement diffusés pour accabler les Roms et les Tsiganes. Le problème est infiniment plus complexe.
La forme particulière de racisme qu’est l’antitsiganisme tient à définir le monde tsigane sous forme de communauté. Qu’un fait divers, un acte de délinquance soit commis par un individu plus ou moins considéré comme « gens du voyage », cette « appartenance » est aussitôt mise en avant. Elle introduit le biais de la métonymie dans le narratif, la confusion recherchée entre le tout et la partie. L’argumentaire raciste conclut du relatif à l’absolu sans s’embarrasser de détails, insiste systématiquement sur l’existence d’un communautarisme centrifuge et solidaire dans la délinquance.
Un flot continuel de rumeurs et d’accusations
Rappelons que l’ensemble des Manouches, Gitans, Yéniches et divers considérés comme Tsiganes et apparentés sont au nombre de 400 000 environ sur le territoire français, ce qui représente une proportion approximative de 0,6 %, soit une très faible densité de 6 à 7 Tsiganes pour 1 000 habitants (chiffres du Conseil de l’Europe).
Contre ces Français, ces Européens, avec leurs qualités, leurs défauts, leur banalité aussi, un flot continuel de rumeurs et d’accusations, une amplification phénoménale du moindre fait divers, une reprise incessante des plus vieux poncifs, des plus vieux stéréotypes sur le réseau Twitter et le réseau Facebook.
J’archive régulièrement depuis maintenant sept ans, depuis 2015, les tweets qui mettent en cause à des degrés divers, par l’injure, la moquerie, l’accusation, l’incrimination, les Roms et les Tsiganes. Le vol de poules existe toujours, la propagation de maladies, rougeole, gale, tuberculose et bien-sûr covid, enlèvement d’enfants, possession de grosses cylindrées, unions consanguines, illettrisme, hygiène, accès à l’eau, prénoms fantaisistes, fraudes aux prestations sociales, tolérance et laxisme des autorités, pollution des sites, etc. À ces accusations s’ajoutent les menaces, les appels à créer des milices, à faire « justice ».
Et pour lutter contre ces flots de haine continuels, la réplique n’est pas seulement juridique ou judiciaire, elle prend aussi la forme pédagogique, mais il faudrait être plus nombreux et nous sommes bien seuls…
Elle avait peut-être raison la vieille Manouche, il avait peut-être raison le vieux Yéniche, le racisme antitsigane, l’antitsiganisme, il est possible que la société ne puisse pas le voir… ou ne veuille pas le voir.
Jacques Debot est l’auteur du blog « Romstorie : la vie des Roms et gens du voyage »