Tribune de François Rachline, universitaire, écrivain
Le populisme ambiant a progressivement imposé une représentation binaire de la réalité sociale qui oppose le peuple aux élites. Cette vision manichéiste a pénétré les esprits, en France comme dans nombre de pays occidentaux. Le peuple est paré de toutes les vertus, il est noble, généreux, ouvert, tandis que les élites sont arrogantes, hors de la vie, et bien sûr corrompues. Cette opposition est déclaré irréversible par l’extrême droite et par une extrême gauche anarchisante, qui se gargarisent du mot « peuple » en dénonçant le mépris qu’il inspirerait à leurs adversaires. Conception intériorisée par la grande majorité des médias, la classe politique et la plupart des intellectuels, ainsi piégés sans s’en rendre compte.
Dès lors, le divorce entre le bon (peuple) et les méchants (élites) devient une donnée immédiate de la conscience. Le premier reste exempt de toute critique et les seconds détestables à tout point de vue. Tel est l’imaginaire doublement fautif à l’intérieur duquel se fourvoient analyse et pensée : il confond « élites » avec « élites scolaires » ou avec « élites dirigeantes », et il oublie que toute élite émane du peuple.
« Élites », « élite » et minorité influente
Celui ou celle qui atteint l’excellence dans son domaine, et qui s’y maintient, appartient aux élites. Tous les métiers, sans exception, mériteraient d’être cités, au masculin comme au féminin : charpentier, boulanger, traiteur, chauffagiste, peintre, conducteur d’engins, banquier, chef d’orchestre, charcutier, viticulteur, directeur d’école, infirmière, commissaire de police, coiffeur, syndicaliste, médecin, pompier, agriculteur, aide-soignant, et ainsi de suite. C’est en tout cas ce qu’expliquait l’économiste Vilfredo Pareto, dans son Traité de sociologie générale1Le sociologue et économiste italien Vilfredo Pareto (1848-1923) a publié son Traité de sociologie générale (Trattato di sociologia generale) en 1916., distinguant « les élites » de « l’élite ». Les premières sont toutes issues du peuple, frappées au sceau de la compétence et de la réussite. La seconde représente toute minorité qui, dans une société, tend à infléchir le cours politique par son influence. Oublier cela, comme les populistes sont arrivés à le faire croire, fausse tout débat et impose la dictature de leur phraséologie.
Suffit-il d’être un bon élève, de réussir un concours ou de sortir d’une grande école pour appartenir aussitôt et pour le restant de sa vie, à la fine fleur de la société ? L’instruction garantit-elle la réussite ? Ce serait trop facile. Un surdiplômé qui conduit une entreprise ou une organisation à la faillite est-il membre de l’élite ? De même, évoluer au sein des dirigeants assure-t-il de prendre toujours les bonnes décisions ? Certes non, mais il n’en découle pas non plus que toute personne bien éduquée soit condamnable pour cette seule raison et mise hors-jeu a priori, comme le laisse entendre le populisme.
Un populisme qui corrompt les mots comme les esprits.
Avoir disposé d’une bonne instruction scolaire et universitaire, comme d’une bonne éducation familiale, n’est ni le signe d’une élection divine ni une tare indélébile. Quel que soit le métier auquel on se destine, c’est réussir dans celui-ci, jusqu’à l’excellence, qui peut hisser au niveau de l’élite. Cette dernière n’est pas constituée par ceux qui prennent des décisions pour les autres, mais par ceux qui se sont élevés dans leur profession au point de provoquer la reconnaissance de leurs pairs et l’admiration de tout un chacun. Ce peut être aussi le cas des décisionnaires. Le populisme corrompt les mots comme les esprits. Il est temps de redonner leur sens aux premiers pour permettre aux seconds de retrouver leur liberté de pensée. Temps aussi de ne plus raisonner dans le cadre simpliste des Le Pen et consorts afin d’effacer la frontière factice entre le peuple et ses élites. « La guerre, c’est la guerre des hommes ; la paix, c’est la guerre des idées », notait Victor Hugo.
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