Alain Jakubowicz, président d’honneur de la Licra, et Stéphane Nivet, historien, ancien délégué général de la Licra
Nous sommes le 16 janvier 2011 à Tours. Marine Le Pen vient d’être élue présidente du Front national, le parti fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen et un quarteron composé notamment d’anciens Waffen SS, de fantômes de Sigmaringen, de collabos ayant survécu à leur indignité nationale, de néonazis rêvant de les imiter et de rebuts de l’OAS inconsolables de n’avoir pas pu tuer le général de Gaulle. De quoi accréditer l’hypothèse que certains s’emploient véritablement à concurrencer l’enfer.
Dans son discours d’intronisation, presque dynastique, Marine Le Pen reçoit le « flambeau » de son père et le béatifie en public :
« Dans sa fonction de président d’honneur, son irremplaçable expérience comme sa sereine autorité et la rectitude de sa pensée seront pour nous, seront pour moi, un appui déterminant. J’ai été pendant quarante-deux ans le témoin privilégié de ce combat. J’ai vu la droiture, la noblesse d’âme, la persévérance, la vision et parfois la bravoure avec laquelle il a assuré la direction du Front national, toutes qualités qui permettent aujourd’hui d’affirmer qu’il s’est incontestablement hissé à la hauteur de l’Histoire. Comme fille, j’ai vu aussi, sous la carapace du chef, les blessures causées par l’injustice du traitement fait à notre mouvement, à nos militants et donc à lui-même. »
« Vous ne me faites pas peur, pas peur du tout. J’ai survécu à pire que vous. Vous n’êtes que des SS aux petits pieds. »
Simone Veil, en juin 1979 , répondant aux nervis du FN venus la menacer physiquement
On peut voir dans ce discours un premier acte de « dédiabolisation » du Front national qui allait en appeler d’autres et qui a consisté à repeindre son père en bienfaiteur de l’humanité, à noyer dans l’élégie les cadavres qui débordaient des placards familiaux, à masquer par les vapeurs d’encens des décennies de harangues pestilentielles et à tenter de cacher sous l’accolade le diable et ses détails.
Mais on peut voir aussi dans ce discours tout sauf un détail. On peut le lire aussi comme un acte d’acceptation d’un héritage jamais renié depuis, comme une marque d’allégeance et de reconnaissance à une tradition historique et politique, celle de l’extrême droite.
Cet héritage n’est pas anodin.
Elle complimente un homme qui, en guise de « noblesse d’âme », a lancé à la face de Pierre Mendès France le 11 février 1958 un propos qui ne trompe personne sur son intention antisémite : « Que voulez-vous que pense l’armée de ce coin qu’insinuent sans arrêt entre elle et la nation certains qui commandent peut-être de puissantes forces d’information, de puissantes forces financières mais qui ne représentent pas, en tout cas, de véritables forces populaires ? Vous savez bien, monsieur Mendès France, quel est votre réel pouvoir sur le pays. Vous n’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques, presque physiques. »
Elle glorifie un homme qui, en matière de « hauteur de l’Histoire » a tutoyé les bas-fonds de la falsification et de la négation, contestant et voulant oblitérer toute sa vie la Shoah, l’existence des chambres à gaz homicides et la nature antisémite des crimes commis par les nazis.
Elle exalte un homme qui, en guise de bravoure, a reconnu dans Combat, le 9 novembre 1962, avant de se raviser le lendemain : « Je n’ai rien à cacher. Nous avons torturé parce qu’il fallait le faire. »
Elle magnifie un homme qui, en fait de « persévérance », est allé le 7 juin 1979 avec ses nervis menacer physiquement une Simone Veil dont la réponse ne s’est pas fait attendre : « Vous ne me faites pas peur, pas peur du tout. J’ai survécu à pire que vous. Vous n’êtes que des SS aux petits pieds. »
Elle applaudit un homme qui, en guise de « droiture », ironisait sur la « noyade » du pauvre Brahim Bouarram, jeté à la Seine par des skinheads racistes issus du défilé du FN le 1er mai 1995, non sans avoir lui-même molesté physiquement Annette Peulvast-Bergeal, maire de Mantes-la-Ville, le 30 mai 1997.
Elle porte au pinacle un homme qui, en fait « de blessures causées par l’injustice », a un casier judiciaire plombé par une vie d’errance dans le racisme, l’antisémitisme et le négationnisme.
« Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître tel qu’il a été effectivement. Cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant du danger. »
Walter Benjamin (1892-1940), « Sur le concept d’histoire » (1940)
La liste est trop longue pour être continuée mais Marine Le Pen était suffisamment proche de son père pour n’en avoir loupé aucun épisode. L’inventaire de cet héritage historique n’a jamais été dressé, dénoncé, ni catégoriquement renié par Marine Le Pen. Jamais, de peur sans doute de sortir de l’ambiguïté à son détriment. Au mieux, effacé. Le discours apologétique de Marine Le Pen de 2011 a curieusement disparu du site du FN avant que le parti ne change de nom.
Au crépuscule de sa vie politique, Jean-Marie Le Pen a été exclu pour un énième dérapage, presque véniel au regard de son casier judiciaire lourdement chargé et sans que jamais ne soient condamnés par le parti ni par elle les mille qui l’ont précédé. Le Pen Père commençait à gêner sur la photo de famille et à troubler les réunions, un peu comme ce vieil oncle raciste un peu stone qui vient empuantir les fins de repas du dimanche, qui grommelle en attendant le dessert et qu’on finit par ne plus inviter.
Marine Le Pen annonce pourtant, si elle est élue, que Jean-Marie Le Pen sera invité à l’Élysée pour son investiture. Il sera assis là, près d’elle, comme une inversion de l’époque où, jeune adulte, elle allait applaudir ses dérapages dans l’émission L’Heure de vérité. Alors pour éviter d’assister passifs à ce tableau glauque et impensable, le dimanche 24 avril, il faudra entrer dans l’isoloir avec l’ardeur de ceux qui veulent battre Marine Le Père en pensant à cette évocation de Walter Benjamin : « Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître tel qu’il a été effectivement. Cela signifie s’emparer d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant du danger1Walter Benjamin (1892-1940), « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 431.. »
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Dossier « Faire taire la haine », consacré à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972, dans le n° 686 printemps 2022
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