Tribune d’Alain David, philosophe
Nous en sommes vingt ans après ! Le 21 avril 2002 fut un moment de sidération, le score de Jean-Marie Le Pen de 16,86 % avait entraîné manifestations sur manifestations, aux cris de « le fascisme ne passera pas ». Le score de sa fille, ce 10 avril 2022, de 23,4 %, ne fait pas scandale, nous nous sommes « habitués ».
Des « âmes habituées »
« Habitués », avec guillemets, en pensant à l’emploi de ce mot par Péguy, qu’il me semble bon ici de citer plus complètement : « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. »
Une « âme toute faite », une « âme perverse », une « âme habituée » : Péguy ! Ces expressions ne correspondent-elles pas – assez bien – à ce qui s’est passé en France de 2002 à 2022 ? Nous nous sommes habitués, c’est-à-dire que face aux questions abyssales qu’impose le présent nous nous réfugions dans l’habitude, à savoir la routine d’une société de la consommation, dans laquelle la valeur travail a cédé le pas à la valeur d’usage (ces deux expressions empruntées à Marx, mais abaissées par les circonstances à une trivialité que leur auteur ne pouvait imaginer), où le « pouvoir d’achat » s’affiche comme le tout de la réalité dans les programmes électoraux, la vraie référence ; et où en contrepartie, le tragique et la mort, pourtant comme jamais d’actualité, ne figurent qu’à l’état d’exotismes proposés aux amateurs de Netflix.
Pour effacer le tragique – dont Macron a tenté de dire (en citant pour cela un livre de 1967, Le retour du tragique, de Jean-Marie Domenach) qu’il « faisait retour » – nous nous réfugions dans nos appartenances (religieuses, nationales, culturelles…). L’habitude, qui est l’engoncement dans les appartenances, proclame, conformément au régime de cet État providence, que « rien n’arrive » , que rien ne nous arrive, chacun ayant à s’abriter dans des appartenances au nom desquelles il peut réclamer son droit.
Le temps du ressentiment
Réclamer à qui ? – « Qui ? » Cette question, portée jusqu’à l’extrémisme de sa résonance antisémite dans les manifestations antivax, est l’archétype d’un ressentiment de fond qui fait que des thèmes d’un racisme insoutenable ont reçu ces dernières années un nouvel habillage permettant de débattre posément et sans honte de questions qu’on eût considérées, en 2002 encore, comme révoltantes : question du « grand remplacement », voire du rôle bénéfique de Pétain dans la déportation des juifs, de la culpabilité de Dreyfus, de la suspension du droit d’asile, de la peine de mort : et ceci sous le prétexte pétri de la bonne conscience culturelle ou religieuse, voire de celle qui s’autorise de l’appartenance à une France avec quoi celle de Péguy ou de Michelet, de Clémenceau ou de Gambetta, de Victor Hugo, de Marcel Proust, de Levinas (une France qui ne fuyait pas la tempête de l’Altérité), n’a d’évidence que peu affaire.
« Qui ? » : soit le schéma imaginé naguère par le philosophe anthropologue René Girard : la violence inhérente à toute société (dans le langage de Girard : la « violence mimétique ») est contournée au prix d’un sacrifice constitutif de la paix civile (« la crise sacrificielle »), sacrifice qui estompe l’illimité de la violence.
Une violence sans limites
L’illimité de la violence a pourtant surgi, sans filtre, a fait irruption, avec Poutine. L’agression contre l’Ukraine n’est pas une modalité du rapport entre États-nations, et encore moins de ce rapport hyperbolique à l’État, nimbé de nostalgie pour la culture et l’âme russes (Poutine n’est pas Pouchkine), elle est une expression de la mondialisation. Là où la politique se définissait par l’instauration de limites (dans les termes de Carl Schmitt – l’un des plus importants penseurs politiques du XXe siècle – la limite que posait le rapport « ami-ennemi », ou celle qu’imposait par sa décision le souverain), et où la guerre était, selon une célèbre formule, la « continuation de la politique par d’autres moyens » – l’agression contre l’Ukraine ne répond ni à cette définition de la guerre ni, de façon plus générale, à celle de la politique. L’ennemi, métamorphosé en nazi pédophile et drogué, n’est plus l’hostis, celui avec qui on négocie et dont on veut obtenir quelque chose, mais celui qu’il faut soumettre sans limites, et sans limites anéantir. En d’autres termes, l’agression de Poutine ressortit du crime contre l’humanité, si le crime contre l’humanité est bien le passage à la violence illimitée.
Choisir la responsabilité
Qu’est-ce à dire ? Je propose l’hypothèse du rapprochement, en profondeur, de ces deux situations : l’irruption des Russes en Ukraine, l’irruption de l’extrême droite dans le paysage de la démocratie française. Et encore : les « âmes habituées », et le repli dans des appartenances, laissant toute possibilité, en-deçà de la responsabilité quant à l’Autre, à l’illimité. Poutine envahit l’Ukraine parce qu’il le peut, envahit, comme une « force qui va » tout ce qu’il peut envahir ; en face de quoi la France, réduite à une instance de la mondialisation, n’oppose, sur le fond d’un formidable ressentiment, que l’irresponsabilité du confort et du repli sur des appartenances. 2002-2022 : est-ce l’annonce de l’irrésistible glissement dans ce que le philosophe Michel Foucault avait nommé « biopolitique » ? Espérons (et Péguy faisait de l’espérance la vertu importante – « le porche du mystère de la deuxième vertu ») qu’une présidence Macron puisse représenter le choix, nécessaire, de la responsabilité.
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Dossier « Faire taire la haine », consacré à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972, dans le n° 686 printemps 2022
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