Jean-Jacques Cambier
C’est quelquefois lorsqu’une personne disparaît que l’on réalise pleinement à quel point on l’aimait. Et combien il aurait fallu davantage le lui faire savoir. C’est peut-être ce qui s’est exprimé, le 11 janvier 2015, après le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, l’assassinat de la policière Clarissa Jean-Philippe et l’attaque antisémite meurtrière de l’Hyper Cacher. Il nous fallait clamer notre amour de la liberté, notre goût de l’altérité et notre attachement à l’idéal républicain. Ce qui fut fait lors de ces immenses rassemblements où s’est imposé le slogan « Je suis Charlie ». Mais, dix années plus tard, que reste-t-il de cette affirmation ? Qui est encore Charlie ? Qui éprouve encore la nécessité de le dire ?
L’amour de la liberté
Nombreux sont ceux pour qui le souvenir de ce mois de janvier 2015 est toujours aussi douloureusement vif. Ceux-là auraient sans doute aimé se retrouver en foule au cinéma pour voir le formidable documentaire d’Isabelle Cottenceau Dieu peut se défendre tout seul. Or celui-ci est sorti discrètement au milieu de l’été dernier au lieu de la date initialement souhaitée, celle du 10 janvier 2023, c’est-à-dire à l’occasion de commémorations des attentats de Charlie Hebdo. Trop discrètement donc, dans quelques trop rares salles, pour un film indispensable.
Le fil rouge de ce long métrage, c’est la plaidoirie de Richard Malka lors du « procès Charlie » de 2020. L’avocat historique de Charlie Hebdo en lit des extraits saisissants tandis que des images d’archives retracent ce que furent ses combats, aux côtés de la rédaction du journal satirique, pour la liberté d’expression et la laïcité.
Être Charlie, c’est notamment partager cet amour de la liberté et ce rejet du fanatisme que défendait déjà Voltaire.
Avec une programmation en salles aussi défaillante, il était facile de deviner que le box-office ne rendrait pas justice au film. Pourtant il faudrait que chaque phrase qu’y prononce Richard Malka soit entendue par tous. À travers sa plaidoirie se révèle ce que signifie véritablement « être Charlie ». Être Charlie, c’est notamment partager cet amour de la liberté et ce rejet du fanatisme que défendait déjà Voltaire. Et l’on songe que certains sourires et silences de l’avocat saisis par Isabelle Cottenceau auraient pu être ceux de l’homme qui écrivit en 1764, dans son Dictionnaire philosophique, « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? ».
Lâchetés et mensonges
Des images d’archives de Dieu peut se défendre tout seul rappellent cruellement les déclarations de personnalités qui s’étaient indignés des « provocations » de Charlie Hebdo à l’époque des caricatures du Prophète, dénonçant des offenses qui auraient été faites à des peuples entiers et alimentant ainsi la confusion entre haine raciste et critique légitime des religions. Or, force est de constater que, malgré les crimes des terroristes islamistes, malgré les morts du Bataclan, l’assassinat de Samuel Paty en 2020 et celui de Dominique Bernard en 2023, de semblables condamnations n’ont jamais cessé. Le confusionnisme continue de s’inviter dans les esprits, tandis que la peur et la lâcheté incitent aux abandons.
Il y a peu, c’est même la projection du documentaire d’Isabelle Cottenceau qui a été annulée par un cinéma lillois. La séance était prévue le 11 janvier 2025, avec l’exposition d’une cinquantaine de dessins de Charb, à l’occasion d’une soirée de commémoration des massacres de janvier 2015 organisée conjointement par Sophie Taieb du Printemps républicain Lille et l’association Les Mariannes du Nord. Après un accord de principe donné début novembre par la direction, le conseil d’administration du cinéma L’Univers a finalement refusé l’événement une quinzaine de jours plus tard au motif que le film et des dessins du rédacteur en chef de Charlie Hebdo assassiné auraient été estimés « tendancieux ». La projection aura finalement lieu le samedi 11 janvier, avec le soutien et au siège de la région Hauts-de-France.
« La logique du révolté est de s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel », écrivait Camus dans L’Homme révolté. Il appartient à chacun de veiller à déceler ce qui peut relever de la propagande des ennemis de la liberté pour ne pas épaissir leurs mensonges. Dans le film d’Isabelle Cottenceau est montrée l’une des fausses « caricatures » du Prophète fabriquées en 2005 par des imams danois pour mieux attaquer celles publiées par le Jyllands-Posten. Le spectateur y découvre la photo d’un homme déguisé avec un groin et des oreilles de cochon. Et l’on ne peut que méditer sur les violences engendrées par de telles supercheries.