Alain David, représentant de la Licra à la CNCDH, ancien directeur de programme au Collège international de philosophie
Slava Ukraini ! Gloire à l’Ukraine ! Gloire à l’Ukraine, gloire à l’Ukraine, gloire à l’Ukraine, gloire à l’Ukraine. Gloire…
Les mots du président Volodymyr Zelensky qui concluent chacune de ses extraordinaires prises de parole résonnent indéfiniment dans la tête et dans le cœur. Gloire à l’Ukraine ! Nous sommes tous des Ukrainiens. Que dire d’autre, que dire de plus, que dire de moins ? La dialectique, les discours, les explications, les arguments, les raisons et la Raison achoppent sur l’entêtement brutal et la mauvaise foi d’un dictateur peut-être fou. Pourquoi Vladimir Poutine fait-il cela ? Pourquoi ? Plus tard, les historiens voudront le dire. Peut-être ! Le recours à la psychiatrie a-t-il d’ores et déjà de la pertinence ? Peut-être également. Une réponse première, flagrante, néanmoins s’impose : Poutine fait cela parce qu’il le peut. Tel une force qui va.
« Une force qui va »
« Une force qui va » : le mot est de Victor Hugo, dans Hernani. Il correspond à la réduction de l’humain au seul jeu des forces, à sa pure adéquation à la matérialité brute d’un monde sans finalité. « Action, réaction », c’était la devise de ce directeur d’école du film Les choristes, qui ignorait ce que c’est qu’un enfant et ce que c’est que l’humanité, et pour qui l’action n’était que la réaction à l’impact d’une force égale et opposée. On peut imaginer que Poutine est également cela, le témoignage d’un de ses anciens collègues du KGB le donne à croire, un homme très peu brillant, privé d’imagination et d’humanité, ayant eu le talent ou la chance de se faufiler entre les obstacles, ayant conservé au fond de lui, comme un support intangible, quoi qu’il en soit de l’évolution des choses, l’idéologie de sa formation ; une brute donc sans empathie, écho d’un jeu de forces aveugles.
La « guerre totale » et l’Impensable
On pourrait croire cela, le croire encore davantage à essayer de déchiffrer son visage où l’expression s’absorbe dans un empâtement qu’on dit maladif. Mais n’y a-t-il pas autre chose, à prendre en compte la réalité à la fois dérisoire, incroyable et terrorisante de ce qui a reçu le nom pittoresque de groupe « Wagner » (par amour de l’opéra ? plutôt par allégeance très peu cryptée à une atmosphère hitlérienne) , cette escouade de mercenaires, lâchée en Afrique, formée par l’armée russe et dont Poutine prétend ne rien savoir. En fait d’abominables chiens de guerre, conduisant des actions d’une cruauté gratuite, systématique, effroyable, en application de méthodes où il n’est pas difficile de reconnaître la doctrine de ce qui s’appelait d’un nom trop romantique en Algérie, à l’époque des colonels Lacheroy et Trinquier qui l’y avaient introduite, « guerre révolutionnaire », et qui en réalité était le prolongement de la guerre totale théorisée en Allemagne en 1932 par l’écrivain Ernst Jünger (die totale Mobilmachung, la mobilisation totale) en 1935 par le général Erich Ludendorff (Der totale Krieg, La guerre totale).
La « guerre totale » introduisant dans le champ politique ce que les Grecs considéraient comme l’Impensable absolu, l’apeiron, l’illimité.
L’Illimité, c’est quand ce qui était pour tout pouvoir la Limite des limites, le loisir laissé à chaque homme de maîtriser sa vie en se réfugiant dans la mort – le cri « la liberté ou la mort ! » – ne vaut plus ici. Il faut évoquer le crime contre l’humanité, comme le donnait à comprendre la terrifiante figure de ce que dans le jargon d’Auschwitz on appelait « les musulmans », ces silhouettes errant dans le camp, totalement déshumanisées, à propos desquelles la vie et la mort ne faisaient plus de différence. La modernité politique a en quelque sorte intégré et généralisé cette situation extrême, elle consiste, le philosophe Michel Foucault y a insisté, en un « biopouvoir », le pouvoir du souverain n’étant plus défini par le rapport des hommes à leur mort, devenue désormais un dommage collatéral. Ce qui au contraire importe au pouvoir c’est de disposer d’une vie sans échappatoire, autrement dit de maîtriser les corps, des corps mis à disposition, lieux d’une soumission infinie : ainsi donc l’univers concentrationnaire allemand, ainsi le Rwanda, où des corps agonisaient interminablement, tendons coupés, abandonnés sur des tas d’immondices. Seule la souffrance sans fin et l’aveu sans réserve de la soumission importent.
Une nouvelle forme de pouvoir
Le « groupe Wagner » – et « Poutine » dont ce groupe est issu – dévoile à cet égard une vérité terrifiante : d’être les éléments d’une nouvelle forme de pouvoir, qui contrairement à ce que représentait l’État, n’entre plus en discussion avec la limite ontologique que signifiait la mort (ce qui est un autre nom de la liberté), d’un pouvoir où l’Homme a disparu. Une « force qui va », dépersonnalisée, selon quoi quelque chose est fait, juste parce qu’on le peut. N’est-ce pas là, en dehors de toute considération de politique, de Realpolitik, de psychologie, Poutine : la mise en œuvre de l’extrême-contemporain de la disparition des limites.
En face il y a l’humanisme, et l’héroïsme, à quoi on veut encore croire : l’affirmation désespérée (certains diront naïve, voire mystique) qu’il y a en dépit de tout des limites, qu’on ne fait pas quelque chose seulement parce qu’on le peut (« un homme, ça s’empêche » disait Camus).
Dans la langue si poignante de Zelensky (dont je ne sais pas au moment où j’écris s’il nous sera donné de l’entendre dans une autre de ses allocutions, demain, après-demain), cela est dit «Gloire à l’Ukraine »
Gloire à l’Ukraine, alors. Slava Ukraini.