Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
Article de la rubrique « Un archet et des flèches », paru dans Le DDV n°687, été 2022
Le 19 mars 2022, j’ai rencontré un couple de personnes âgées près de la gare de Monaco. Une semaine auparavant, ils s’étaient miraculeusement échappés de Kharkiv, ayant réussi à trouver de l’essence et à profiter d’un moment d’accalmie dans les bombardements russes. Ils ont roulé vers la Hongrie et, finalement, vers le sud de la France en passant par l’Italie, où des amis leur ont offert un logement temporaire. Ils ont tout laissé derrière eux : leur maison, leurs biens et leur fils unique. Pendant les quelques heures que nous avons passées ensemble, j’ai été émue par leur force et leur optimisme. Même si leur exil ne faisait que commencer, ils semblaient convaincus qu’un jour ils rentreraient chez eux pour tout reconstruire. Il n’y avait chez eux aucun signe de peur ni de vengeance. En parlant des Russes, la dame m’a raconté que sa propre mère venait de Russie et que beaucoup de ses proches vivaient en Russie. « Poutine et ses partisans sont des criminels, mais ils ne représentent pas tout le peuple russe », a-t-elle conclu. Par la suite, je n’ai cessé de penser à cette phrase. Comment se fait-il que ceux qui ont échappé à la violence qui fait rage en Ukraine puissent raisonner ainsi, alors que tant de personnes qui observent à distance ne le peuvent pas ?
La culture et les artistes russes stigmatisés
Alors que des millions d’Ukrainiens sont devenus des réfugiés à cause de l’invasion russe, une sinistre idéologie s’emploie à fabriquer d’autres exilés, non pas sur le front, mais ici, parmi nous. Au nom du bien et de la justice, c’est désormais toute la culture russe et l’ensemble des artistes d’origine russe que certains s’appliquent à stigmatiser. Ces accusateurs ne différencient pas les complices et soutiens affichés du Kremlin de ceux qui sont simplement nés en Russie et y ont acquis leur renommée, y compris les compositeurs et les auteurs décédés depuis longtemps. Des êtres humains sont ainsi catégorisés et rejetés par des bien-pensants en fonction de leurs origines plutôt que de leurs actions. Les artistes cessent d’être vus comme ceux qui savent œuvrer en faveur de la connexion humaine et de la paix. Ceux dont les origines nationales ou ethniques appartiennent aux mauvais groupes sont empaquetés avec la mention « retour à l’expéditeur ».
Le 8 avril 2022, le prestigieux concours international de violon Jean Sibelius a annoncé la décision de rejeter deux candidats déjà qualifiés, parce qu’ils étaient russes. Le concours Jean Sibelius a été créé en 1965. Il a lieu tous les cinq ans et est ouvert aux jeunes violonistes du monde entier. La décision d’en exclure des candidats sur la base de leur nationalité est sans précédent1Des lauréats russes ont figuré dans les cinq premières éditions du concours..
Une pernicieuse hiérarchie des victimes
Lors d’un échange au sujet de cette exclusion sur un forum de discussion de musiciens, j’ai été consternée de lire les commentaires d’Américains suggérant qu’il serait impensable de mettre des Russes dans la même pièce que des Ukrainiens, car les « pauvres » Ukrainiens seraient traumatisés par la présence de leurs envahisseurs… Au regard de l’héroïsme avec lequel les Ukrainiens défendent leur nation, j’ai estimé qu’il était insultant de supposer qu’ils auraient forcément peur de se retrouver dans la même pièce que des Russes, et ce d’autant plus que nous tenons des violons, pas des kalachnikovs !
Si nous ne sommes même plus autorisés à nous retrouver dans une même pièce en raison de nos origines ou de notre nationalité, de peur d’offenser la victime du mois, quel progrès social et planétaire pouvons-nous espérer réaliser ?
Mon opinion a suscité une levée de boucliers, jusqu’à ce que je compare la stigmatisation des Russes au traitement discriminatoire envers les Asiatiques au début de l’épidémie de Covid-19 et dont j’ai fait personnellement l’expérience. L’attitude de mes contradicteurs progressistes a alors immédiatement cessé d’être arrogante : ils m’ont au contraire adressé les habituelles excuses qu’il convient de faire à une « victime ». Mes origines m’ayant donné à leurs yeux une crédibilité, ils ont respectueusement accepté mes arguments, non pas parce qu’ils étaient convaincus que j’avais raison, mais parce qu’ils pensaient qu’ils n’avaient pas le droit d’être en désaccord avec moi, en raison de mon identité privilégiée de minorité ethnique !
Que se passera-t-il lorsque la hiérarchie des victimes changera à nouveau ? Qui sera le prochain « méchant » ? Le monde est profondément complexe, et les défis qu’il nous lance exigent que nous les relevions ensemble. Si nous ne sommes même plus autorisés à nous retrouver dans une même pièce en raison de nos origines ou de notre nationalité, de peur d’offenser la victime du mois, quel progrès social et planétaire pouvons-nous espérer réaliser ?
Transcender les différences politiques et idéologiques
Cinq jours plus tard, le 13 avril, la Fédération mondiale des concours internationaux de musique s’est réunie à Genève pour décider d’exclure de son organisation le concours international Tchaïkovski, l’une des plus importantes institutions de concours de musique classique. Ce concours Tchaïkovski a été créé en 1958, dans le but de mettre en valeur la supériorité culturelle et musicale de l’Union soviétique. Lors de l’édition inaugurale, dans la discipline du piano, l’inattendu s’était produit : le premier prix avait été décerné au jeune Texan Harvey Van Cliburn, qui avait interprété avec tant de brio les concertos de Tchaïkovski et de Rachmaninov qu’il s’en était suivi une ovation de près de dix minutes. Ce virtuose de 23 ans avait même offert au public son propre arrangement de la chanson traditionnelle russe Les Nuits de Moscou. Le jury s’était senti obligé de requérir la permission de Khrouchtchev pour attribuer le premier prix de cette édition inaugurale à un Américain. La légende veut que Khrouchtchev ait répondu : « S’il est le meilleur, donnez-le-lui ! »
À son retour aux États-Unis, Harvey Van Cliburn avait été reçu par le président Eisenhower pour discuter des relations avec l’URSS. Au cours des décennies suivantes, il a joué, avec d’autres artistes, un rôle clé dans la promotion de la diplomatie musicale entre les États-Unis et l’URSS. Les artistes de chaque côté du rideau de fer ont ainsi eu des occasions de faire de la musique ensemble, construisant des ponts grâce à un langage universel capable de transcender les différences politiques et idéologiques. Une telle ouverture a été un élément important contribuant à la chute du mur de Berlin.
Aujourd’hui, cette intelligence politique et cette ouverture d’esprit font défaut. Le fanatisme de la « team » cancel culture gagne chaque jour du terrain. En boycottant et annulant systématiquement la culture et les artistes russes, elle fait le jeu des propagandistes du Kremlin qui martèlent que l’Occident est hostile à tout ce qui est russe.
En tant qu’universalistes, continuons à offrir notre soutien et notre solidarité à tous les innocents qui souffrent de l’injustice.
Plus de ponts, moins de murs, la paix est le seul avenir possible.
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