Par Jean Nesmadoz
Les réseaux sociaux, et singulièrement Twitter, prennent une place de plus en plus conséquente dans nos existences. Enfin, dans certaines vies en particulier, certains milieux prescripteurs d’opinions. Si les réseaux sociaux étaient, il y a quelques années encore, de simples espaces de détente, ils divertissent désormais non plus pour distraire mais pour soustraire à l’essentiel, à la réflexion de fond, au débat et à l’ouverture à l’altérité. Ils conduisent aussi, bon an mal an, à désemparer le champ de la raison et de la vie démocratique.
Dérèglement du centre de l’appétence
Le long défilé des publications sur Twitter dévore le temps et l’énergie, mobilisant la disponibilité et les connexions de nos cerveaux. Les neurosciences auraient beaucoup à dire sur ces phénomènes d’accoutumance et d’addiction, sur ces réflexes devenus pavloviens. Effleurer l’écran et embrasser le monde, côtoyer les Grands et entrer dans l’Histoire en temps réel, se repaître du sentiment de ne pas en perdre une miette, jusqu’à l’indigestion…
Il faut y être, pour s’abreuver du détail de micro-narrations inter-minables, sans cesse diffractées et réactivées, jusqu’à saturation. Il faut en être, maintenir les liens avec des alliés et des groupes d’adoption, dans la bulle illusoirement confortable qui soumet vos priorités à un flux irrépressible d’injonctions. Une soumission librement consentie, en quelque sorte, pour échapper à ce terrible moment de solitude – si ce n’est d’inutilité –, qui ne manquerait pas de vous envahir si vous omettiez de commenter la dernière déclaration d’Audrey Pulvar, le trait vengeur de Jean-Luc Mélenchon ou le dérapage de Nadine Morano. La Terre risquerait de tourner sans vous, l’Univers pourrait vous oublier, si vous passiez à côté de ces os à ronger, jetés sur la toile.
Du pylore au pilori
Des tombereaux de messages donneraient à croire que la profusion de paroles gonfle le spectre de la pensée alors qu’elle étouffe au contraire la nuance et asphyxie les idées. Exprimer humblement un doute ? L’artillerie lourde vous répondra. Penser contre soi ? Vous allez comprendre ce qu’est une défaite. Changer d’avis ? Votre passé numérique, figé dans le marbre de copies d’écran, vous sautera à la figure et achèvera de vous convaincre qu’à notre époque, seuls les imbéciles changent d’avis.
Les réseaux sociaux vous tiennent en laisse, à toute heure, où que vous soyez, dans un univers d’affrontements binaires. Vous voici enfermé, dans un chenil en forme de ring, avec ceux qui pensent comme vous pour vous aider à détester ceux qui pensent le contraire et nourrissent à votre égard autant d’acrimonie.
L’instantanéité régnante alimente une économie de la tension, une hyper-visibilité de la parole de rupture, souvent violente. Une loi du plus fort régente les rapports sociaux : la loi du plus relayé, du plus suivi, érigée en modus vivendi contre les principes démocratiques qui prévalent dans la vie réelle. Une loi du buzz dans une tintamarrosphère, qui pulvarise l’agenda politique, lorsqu’il est question de responsabilité génocidaire et que les fous concentrent sans pudeur leur attention sur la mise au pilori du jour.
Le charivari comme horizon idéologique
Twitter, c’est enfin le vol de la raison, par la menace d’un confusionnisme offensif, d’un relativisme généralisé dont l’incidence sur les liens sociaux n’a plus à être démontrée. Dans cet espace, qui ne peut plus être qualifié de « virtuel », et qui piétine règles, protocoles et conventions, les ennemis de la démocratie comptent les points et prospèrent. La mouvance décoloniale se délecte des déchirements sans fin de la « gauche blanche » qu’elle honnit. L’extrême droite, qui comptabilise et catégorise depuis des décennies les êtres humains en fonction de leur couleur, sur les photos de classe ou les quais de RER, s’offusque hypocritement des tendances racialistes et donnent des leçons d’antiracisme. On croit rêver !
Les responsabilités « accablantes » de la France dans le génocide des Tutsi ont été officiellement pointées dans les 992 pages du « rapport Duclert » mais c’est le propos, aussi court que répréhensible, d’une candidate à la présidence de la région Ile-de-France qui a emporté le flot des commentaires.
À une époque, pas si lointaine, le Temps aurait suspendu son vol. Las, Twitter rappelle à l’ordre en pervertissant la leçon des violences du passé : il faut purger, tant qu’on le peut encore, avant que la mécanique du crime ne se mette en branle. Mais c’est bien la citoyenneté qui prend du plomb dans l’aile. C’est bien la démocratie que l’on purge, en laissant cheminer un monde qui, de parallèle, est devenu perpendiculaire. Ses habitants ne marchent plus côte-à-côte mais les uns contre les autres.