Benoît Drouot, professeur agrégé d’histoire-géographie
Le 17 avril dernier Jean-Fabien Spitz signait une tribune dans Le Monde pour affirmer que « l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école contredit la laïcité », soutenant que celles et ceux qui prétendent le contraire usent du « mensonge » et de la « falsification ». Son argumentation : la laïcité se définit par un principe, « la liberté de croyance et de culte », et un moyen, la neutralité de l’État. Écrivant cela, le philosophe fait fi, et du sens initial de la laïcité, et des lois scolaires des années 1880, antérieures à la loi de 1905 sur laquelle, seule, il fonde son réquisitoire.
Débarrasser l’école publique du prosélytisme
Concernant le premier point, la professeure de droit public Gwénaële Calvès rappelle que « la laïcité française (…) n’a pas été conçue pour assurer d’abord la liberté de religion »1Gwénaële Calvès, La laïcité, Paris La Découverte, 2022, p. 7. L’italique est dans le texte de l’auteure.; et de fait, il est toujours nécessaire de le rappeler, la loi de 1905 n’institua pas les libertés de croyance, d’irréligion et de culte qui lui préexistaient. En revanche, comme le souligne sa collègue Frédérique de la Morena, la laïcité était « fondée initialement sur le principe de séparation »2Frédérique de la Morena, Les frontières de la laïcité, Paris, LGDJ, 2016, p. 15. ; ce qu’énonce du reste clairement le titre de la loi de 1905 que Jean-Fabien Spitz ne mentionne pas.
C’est précisément à l’école que ce balisage des frontières entre les religions et certains domaines de la vie sociale trouva son premier champ d’application : tandis que la loi du 28 mars 1882 sortait l’instruction religieuse des écoles publiques et privait les représentants des cultes du contrôle qu’ils y exerçaient jusqu’alors, une circulaire prescrivait le retrait des emblèmes religieux de ces écoles ; quant à la loi du 30 octobre 1886, elle posait la règle d’une stricte distinction des financements (pas de fonds publics pour les écoles privées), tout en laïcisant le personnel des écoles publiques. C’est fondamentalement dans cette délimitation rigoureuse des frontières que réside le sens primordial de la laïcité.
Car la gauche républicaine qui porta ces lois laïques était résolue à « restreindre le rôle de l’Église catholique dans l’organisation de l’État et les structures de la société »3Jacqueline Lalouette, Histoire de l’anticléricalisme en France, PUF, 2020, p. 78., comme le note l’historienne Jacqueline Lalouette. Héritiers des idéaux des Lumières et de la Révolution française, ses représentants partageaient cette claire conscience que les religions, en outre d’être des instances spirituelles, constituent aussi des forces politiques, en l’occurrence conservatrice voire réactionnaire s’agissant du catholicisme de la fin du XIXe siècle. Dès lors, l’école publique (c’est-à-dire administrée par l’État) devint un espace dont fut bannie toute forme de propagande idéologique. C’est à ce titre que les circulaires Jean Zay (ministre de l’Éducation nationale) de 1936 et 1937 prescrivirent de « poursuivre énergiquement la répression » contre les propagandes politiques et religieuses « s’adressant aux élèves ou les employant comme instruments ». Où l’on voit que la neutralité de l’État – qui signifie seulement qu’il est aconfessionnel – ne lui interdit pas de limiter le champ d’expression des croyances religieuses.
Les lois de laïcité scolaire eurent donc vocation à débarrasser l’école publique de toute forme de prosélytisme confessionnel. La religion s’y trouva neutralisée dans ses dimensions spirituelle et idéologique. Elle n’est plus dès lors, à l’école publique, qu’un objet d’étude, passé au crible de la science et de la critique. Quand bien même le prosélytisme serait « une composante légitime de la croyance religieuse » comme l’affirme Jean-Fabien Spitz, rien n’interdit à l’État d’en contenir l’expression à l’espace privé, la rue et les lieux de culte, réservant à l’école publique la fonction de dispenser du savoir. La loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 posait du reste dans son article 10 que, si « les élèves disposent (…) de la liberté d’expression », ils n’en doivent pas moins respecter « le principe de neutralité ».
Une tentative de reconquête religieuse
Les religions monothéistes, en particulier le christianisme et l’islam, conservent une forte propension à pénétrer tous les champs de la vie politique et sociale. Leurs histoires respectives, empreintes de puissantes tentations impérialistes doctrinales et comportementales, les y incitent assez naturellement et mécaniquement. Notre pays garde un souvenir profondément ancré de l’opposition déterminée du catholicisme aux idéaux de 1789, dont le triomphe mit un terme, de fait, à l’hégémonie politique, sociale, culturelle et scolaire dont il jouissait depuis plusieurs siècles (avant 1789, les écoles et les universités sont aux mains de l’Église). La laïcité fut précisément conçue pour délimiter les espaces de la foi et de l’idéologie religieuses, ceux du politique et ceux de l’instruction.
Aujourd’hui, on ne peut pas sans peine affirmer que le catholicisme et l’islam – dont nous n’ignorons pas la diversité interne – sont des parangons de progressisme en matière de respect du droit à la critique et à l’expression artistique, ou des droits des individus, qu’il s’agisse des femmes ou des homosexuels, par exemple. À ce titre, il apparaît que les motifs qui avaient justifié le balisage des frontières à la fin du XIXe siècle ne souffrent pas notablement d’obsolescence. C’est pourquoi, il y a une forme de naïveté à ne pas voir que sous couvert de liberté individuelle des élèves se joue une tentative de reconquête des territoires perdus de la religion, « employant [les élèves] comme instruments ».