Par Karan Mersch, enseignant en philosophie
Décidément, le fait que la République puisse avoir des principes à défendre déplait. Sous un angle différent de celui de François Héran il y a quelques semaines, la journaliste Peggy Sastre dans sa chronique du Point du 16 avril 2021 critique à son tour une prétendue sacralisation de l’État. L’idée est simple : les tensions qu’elle perçoit entre l’islam et la République Française seraient liées au fait que l’État Français, en transmettant ses principes, occuperait une place normative le mettant en concurrence avec l’islam.
Un étrange constat d’incompatibilité
Il y a dans cet article une approche caricaturale de l’islam qui n’est à aucun moment envisagé dans sa diversité. À grands coups de pinceau est brossé le tableau d’une religion qui, visant particulièrement « le contrôle moral des individus », se confronterait davantage que les autres religions à l’ « État jacobin », mais qui aurait « une moindre fascination pour les affaires gouvernementales ». Constater l’alliance du sabre et du goupillon dans l’histoire du monde catholique suffit à l’auteure pour défendre la représentation d’un islam moins attiré par lesdites affaires, ce qui est un argument contestable.
Comme dans un vieux western, voici deux protagonistes face à face, chacun pressé d’en découdre pour imposer à l’autre « sa manière de voir ». Cette conception, qui renvoie dos à dos deux puissances querelleuses, part d’un présupposé qui ne va pas de soi et délivre un message problématique : elles seraient intrinsèquement incompatibles. Si l’article semble au départ partager un constat d’extrême droite, ce n’est plus le cas dans la solution envisagée. On est loin de l’appel à « Charlie Martel » ou à Jeanne d’Arc pour bouter l’islam hors de France. La seule voie qui est esquissée est en revanche une profonde refonte de l’État pour éviter l’affrontement. La République devrait s’expurger de son jacobinisme pour laisser enfin les individus libres, sans qu’on leur dise « ce qu’ils doivent faire et penser ». La suite de ce scénario coule de source : l’islam resterait seul à dicter à ses croyants ses volontés et comme le contrôle politique ne serait pas son projet, tout devrait se passer sans heurts.
Parler ainsi de l’islam, en général, sans distinguer musulmans et islamistes, c’est proposer une bien piètre image des premiers et cultiver la naïveté à l’égard des seconds. Les règles que ces derniers édictent ne visent-elles vraiment que les seuls croyants ?
La thèse de la « petite religion politique »
Peggy Sastre parle du « narcissisme des petites différences qui fait que les ennemis les plus jurés ont toutes les chances de se ressembler énormément ». Cette représentation d’un combat fratricide n’est possible que lorsque l’on réduit la politique au religieux, et que l’on balaye par là même les spécificités de la laïcité. Pour soutenir la thèse d’une religion politique, l’historien Emilio Gentile est convoqué. Les critères avancés par ce spécialiste de l’histoire du fascisme pour caractériser une « religion de la politique » en route vers le totalitarisme sont ici mis à contribution comme dans une implacable démonstration. Mais la question se pose de savoir si le jacobinisme à l’époque révolutionnaire les remplissait effectivement. Lucien Jaume philosophe et politologue spécialiste de la question n’est pas de cet avis et parle d’usage métaphorique du terme de religion. Il est encore plus difficile d’affirmer que notre république actuelle répond à ces critères car elle ne parle pas d’une « communauté d’élus », pas plus qu’elle ne se sent investie d’une « fonction messianique » liée à une « représentation mythique et symbolique d’une histoire sacrée ». Se référer aux « baptêmes républicains et autres singeries des cérémonies et rites Chrétiens lors de la révolution » à la manière de Peggy Sastre est bien insuffisant puisque la république a très tôt tourné le dos à la tentation d’une religion civile. La loi de 1905 a parachevé cette évolution. Il faut distinguer ce qui serait de l’ordre de l’imposition de rites obligatoires par l’État de la possibilité pour les familles d’occuper des salles municipales lors de cérémonies civiles (baptêmes, mariages ou obsèques). Ce sont des possibilités offertes pour lesquelles l’État n’impose pas de contenu : on ne saurait y voir la source d’une emprise religieuse. En outre, les religions n’ont pas le monopole du symbolique.
Que reste-t-il alors pour étayer la thèse de la « petite religion politique » dans cet article ? Des affirmations très vagues sur le fait que notre État serait extrêmement interventionniste pour « modeler la société ». Deux arguments plus précis affleurent. Le premier porte sur la liberté d’expression qui serait bien plus restreinte que dans d’autres pays… du fait de notre législation antiraciste[1]. Voilà que la condamnation de l’incitation à la haine envers autrui est considérée comme une confirmation de la normalisation de la pensée par l’État, et qui serait à dénoncer ! Remarquons que les pays jugés plus libéraux à ce propos, comme les États-Unis compensent implicitement l’interdit juridique par un interdit social qui peut avoir des effets plus sclérosants pour la « pensée ». Ainsi la publication de la couverture de Charlie Hebdo « Tout est pardonné » a-t-elle fait les frais de beaucoup d’autocensure dans les médias d’outre-Atlantique.
L’École, expression privilégiée d’un jacobinisme coupable ?
Le second argument repose sur le constat de la supériorité du budget de l’Éducation nationale par rapport à celui de l’Armée. Elle attesterait la volonté républicaine d’imposer « sa manière de voir » à ses citoyens, en même temps que l’existence d’un mythe républicain sacralisateur. Mais que faudrait-il faire pour que notre République ne tombe plus sous cette accusation ? Faire fondre le budget de l’Éducation nationale ? Faudrait-il que l’École cesse de veiller à la transmission des principes républicains tels que le pluralisme des opinions, la liberté d’expression, les droits humains, l’égalité hommes femmes… pour que l’État ne soit plus accusé de chercher à constituer une religion politique concurrente aux autres religions ? Quel discours viendrait alors étayer une citoyenneté commune, fondée sur le partage de principes qui ne sont pas forcément ceux des parents ? On sait pourtant que l’absence de l’État laisse souvent la place à des pressions sociales des plus contraignantes….
Comme l’expliquait Ferdinand Buisson, la neutralité religieuse induite par la laïcité n’a rien d’une neutralité philosophique. Or, comme dans cet article, d’autres personnes infèrent de l’absence de neutralité philosophique, l’absence de neutralité religieuse. Le reproche de la sacralisation de l’État est avancé par François Héran pour contester une trop grande liberté d’expression risquant d’offenser les religieux. Le même argument est ici mis en avant pour, au contraire, dénoncer la prétendue limitation de la liberté d’expression par la législation antiraciste.
D’horizons divers, des voix s’accordent pour exiger de l’État républicain une neutralité philosophique. L’accusation selon laquelle il s’identifierait à une religion déforme le sens de la laïcité. Non ! Nous n’avons pas à rougir du projet républicain de transmission de principes par l’éducation. Entretenir l’idée d’une incompatibilité entre ces derniers et le libre exercice de leur foi par les citoyens français de confession musulmane procède du confusionnisme. Il faut le refuser.
[1] On trouvera au contraire dans le livre d’Emmanuel Debono Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi (PUF, 2019), les manifestations historiques d’une tradition forte libérale en matière de sanction de ces phénomènes, et dont témoigne régulièrement aujourd’hui l’activité de la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris.