Par Raphaël Enthoven, philosophe
(Article paru dans Le DDV n°681, décembre 2020)
Le combat n’est plus celui d’une idéologie contre une autre.
Est révolu le temps des grands face-à-face entre la tolérance et le racisme, la liberté et le communisme, la bonne conscience et les mauvais sentiments, où il suffisait, pour se battre, d’ériger des digues contre un titan, et où l’ennemi était assez haïssable pour souder nos volontés malgré nos différences. Aucune menace de cette nature, désormais, ne nous dispense d’ajourner la réflexion sur la liberté pour la défendre, séance tenante, contre un ennemi. Dans un monde où le racisme est un délit, où les tyrans sont des histrions relativistes, et où c’est au nom de la « tolérance » que l’antisémitisme en personne réclame le droit de s’exprimer, c’est contre elle-même et non plus contre une adversité homogène qu’il faut protéger la liberté. Il ne s’agit plus de lutter pour des valeurs que menacent leurs antipodes, mais contre le dévoiement de valeurs livrées à elles-mêmes, contre le détournement de la liberté d’expression en expression de la haine, ou le détournement de la liberté de se vêtir comme on le souhaite en promotion de vêtements discrétionnaires…
Plus que le raciste caricatural et fier de lui, l’adversaire est le raciste qui s’ignore, c’est-à-dire l’antiraciste qui, bien qu’en guerre contre les discriminations, multiplie les discours et les dispositifs séparatistes. L’adversaire n’est pas tant l’homophobe (qui a perdu la partie) que le militant intersectionnel aux yeux de qui le sort des homosexuels dans les pays musulmans passe après la dénonciation du « pinkwashing» en Israël, ou l’hyper-féministe qui lutte contre la mixité ou pour une orthographe épicène, au lieu de défendre les Iraniennes emprisonnées pour s’être promenées tête nue. L’ennemi n’est pas tant l’intégriste (sous le régime de qui nous ne vivrons jamais) que l’indécis (qui gouverne souvent) dont le sauf-conduit est, face au danger, de plaider pour le « respect » et de s’en prendre à ceux qui « jettent de l’huile sur le feu ». Enfin, l’adversaire n’est pas le dictateur (aucun autocrate ne menace de prendre le pouvoir), mais celui qui, parce qu’il manque de causes, se persuade qu’en France il vit en dictature et repeint un président élu aux couleurs d’un tyran. Ce faisant, le révolté désemparé renseigne moins sur l’état du pouvoir que sur la nature de son désir : ne pas être laissé sur le bas-côté, de la société comme de l’histoire. Or, si le déclassement est, en principe, soluble dans la prospérité collective, il n’en va pas de même pour la fin de l’histoire. Le sentiment d’être né trop tard, dans un monde de droits égaux, et de n’avoir pour horizon que la continuation de la démocratie à laquelle nos aïeux sont parvenus, est la cause directe du désir de croire qu’un gouvernant est un dictateur, que la République est aussi raciste que l’était le régime de Vichy et qu’en détruisant les symboles de l’Etat, on augmente la liberté de tous. Comment défendre la liberté contre celui qui croit ainsi lutter pour elle ?
L’adversité nouvelle qui, faute d’un danger véritable, lutte pour sa servitude comme s’il s’agissait de son salut, et dont le désir de justice n’a que des cibles artificielles, impose une réforme des méthodes. Le monde a cessé d’être bipolaire ; nos réflexes doivent cesser d’être manichéens. Les difficultés auxquelles nous sommes confrontés relèvent d’une liberté sans contrepoint qui, oscillant d’elle à elle-même, débouche sur une logique de terreur et la nostalgie délétère de l’unanimisme. Face à cela, l’indignation est inefficace et la morale est inutile. Reste la rhétorique : la déconstruction des paralogismes du complotiste, la défense des conditions du discours face aux professionnels de l’esquive, la mise en partage de la vérité plutôt que sa détention haineuse… Un monde qui ne promet que lui-même est propice aux discours péremptoires auxquels s’identifient leurs ténors, et qui s’aboient à la gueule. Il faut ordinairement l’espoir d’un au-delà à ceux qui font le pari d’un progrès par la discussion. C’est pourtant ce pari, contre-intuitif, qu’il est vital de tenir : maintenir la dialectique dans un monde qu’on peut amender à la marge mais qui est à lui-même son propre but. L’enjeu n’est pas d’assurer le triomphe de la démocratie puisqu’elle a gagné, mais d’éviter qu’elle soit vaincue par sa victoire.