Par Alain Barbanel, journaliste
Ce week-end des milliers de personnes en France sont descendues dans les rues, pour contester la confirmation de la Cour de cassation de la décision de la cour d’appel de Paris de décembre 2019 statuant l’abolition du discernement du meurtrier de Sarah Halimi torturée et défenestrée en avril 2017. Au motif que, au moment des faits, Kobili Traoré était, sous l’emprise d’une forte consommation de cannabis, en proie à une « bouffée délirante ». Dans le même temps, la Cour de cassation a entériné le caractère antisémite de son crime. Une décision qui ne remet pas en cause son hospitalisation psychiatrique ordonnée par la justice.
La justice n’est pas antisémite
Comme en navigation où le vent que l’on perçoit sur les voiles n’est pas le même que celui qui agite l’eau, le justiciable perçoit différemment un verdict selon qu’il se place du point de vue du droit ou de ses propres émotions. La nuance est complexe. Pour le droit romain, l’altération mentale d’un individu exclut toute possibilité de le juger comme un citoyen lambda. Autrement dit, un « fou » ne peut pas être jugé pour ses faits comme une personne saine d’esprit. Dans ce cas précis, Kobili Traoré échappera donc au procès d’assise réclamé par la famille de la victime, les expertises psychiatriques concluant donc à cette « bouffée délirante aiguë marquée par l’apparition d’un délire de persécution et de possession de nature satanique ». Exit les cris d’Allahou akbar !, les insultes et les versets coraniques qui ont accompagné le crime. Oubliés aussi ses cinq passages dans la mosquée salafiste le jour même, qui ont précédé son acte. Abolition du discernement ? Dont acte.
Nul n’est censé ignorer la loi et personne n’est en droit de contester une décision de justice dans un État de droit. Comme l’explique François Molins, procureur général près la Cour de cassation dans un entretien au Monde du 23 avril dernier, la décision a été rendue « conformément à la règle de droit. La justice ne délivre aucun permis de tuer ». En France, la justice n’est pas antisémite et ne cède pas aux théories du complot. On ne peut qu’acquiescer à ce constat. Mais si l’on en croit les avocats de la victime, la partie civile, à défaut d’obtenir un vrai procès, aura obtenu, au bout de dix mois de bras de fer avec le parquet, la qualification du meurtre antisémite, tout en exonérant le meurtrier « de toute responsabilité pénale » aux dires des conclusions des juges de la Cour de cassation (mercredi 24 avril-pourvoi 20-80.135). Comme un lot de consolation à retardement…
Des questions légitimes et pressantes
Encore une fois, le droit et la loi d’un côté, et le ressenti de l’autre, toujours à l’exemple de ce navigateur qui règlerait ses voiles à partir d’un point fixe sur l’eau… La justice aura donc retenu le caractère antisémite du crime de Kobili Traoré mais, en même temps, elle l’exonère de cette responsabilité pénale qui l’aurait conduit à un procès aux assises et jugé par un jury populaire.
Ceci posé, des questions légitimes et spontanées viennent à l’esprit, celles-là mêmes qui suscitent autant d’émois, bien au-delà des citoyens de confession juive. Que la « passion » antijuive, le fanatisme viennent se loger jusqu’au cœur d’une bouffée délirante ne renvoie-t-il pas à l’une des dimensions les plus concrètes et les plus opérantes de l’antisémitisme, sa force agissante profonde ? Les consommateurs de substances altérant le discernement ont-ils reçu, par l’autorité de cet arrêt, un blanc-seing pour proférer des injures haineuses ou passer à l’acte ? Les terroristes, dont il est prouvé qu’ils sont pour la plupart gorgés de puissantes amphétamines avant leurs attentats, sont-ils en situation d’ « abolition du discernement » ?
Une participante au rassemblement du Trocadéro ce dimanche 25 avril affichait sur son dos un autocollant mentionnant « Un joint t’es relax, dix joints t’es relaxé ! » Au-delà d’un humour grinçant en pareilles circonstances, cette boutade appelle une réforme de la loi en la matière pour, comme l’a annoncé Éric Dupont-Moretti le 25 avril, « combler un vide juridique ». Un projet de loi devrait être présenté fin mai, a promis le garde des sceaux. Preuve que la loi peut être changée quand le ressenti de l’opinion l’estime injuste. La France est aussi le pays qui a remis en cause la chose jugée dans l’affaire Dreyfus. C’est aussi à son honneur.