Par Alain Barbanel, journaliste
La Toile porte bien son nom. À l’image de l’araignée qui tisse ses fils noueux et meurtriers autour de sa proie jusqu’à l’anéantir, les réseaux sociaux, dans ce qu’ils créent de pire, asphyxient notre liberté de penser et d’être. Comparaison n’est pas raison, mais dans ce cas précis, la raison est sur le point de se noyer dans les flots saumâtres de ce qu’il faut bien nommer la censure, l’alliée impitoyable d’une société totalitaire en devenir. Paradoxe de l’histoire : la liberté de s’exprimer à tout crin, en lâchant la bride que retenaient les canaux traditionnels, décriés au nom d’un élitisme prétendu triomphant et dominateur, nous ramène à un âge de pierre où la parole, supposément émancipatrice, devient sentencieuse et inquisitrice.
Le digitalement correct envahit ainsi le monde et devient notre réalité quotidienne. Comme une tyrannie d’atmosphère qui nous gangrène. Pire, on s’est habitué à une certaine forme de « défaite de la pensée » version vingt-et-unième siècle. La « banalité du mal » s’est installée à force d’assauts répétés et constants de petits procès en sorcellerie qui font grand bruit dans l’opinion. Un jour, c’est un artiste ou un réalisateur, un autre un dessinateur de presse, quand ce n’est pas un philosophe qui se propose de débattre d’un sujet dont les inquisiteurs anonymes ont décidé qu’il n’avait pas de raison d’être. Fin de la discussion. Et début de la violence qui commence par les dénonciations. Les « corbeaux » sont devenus digitaux et, consécration de la technologie, on peut partager l’anathème à l’infini dans l’anonymat. C’est gratuit, sans risque judiciaire et mortifère.
Sciences Po, épicentre de la police de la pensée
La délation tue et arme les assassins. Hier l’enseignant Samuel Paty. Aujourd’hui, c’est à l’Institut d’études politiques de Grenoble que la chasse aux sorcières a frappé. Cette fois, ce sont deux professeurs qui sont visés pour « islamophobie » via un affichage dans les locaux relayé par les réseaux sociaux et le syndicat étudiant Unef. Tout en citant les noms des deux enseignants, le panneau placardé à l’entrée de l’école accusait : « Des fascistes dans nos amphis, l’islamophobie tue. » Pour l’un des enseignants, les accusations remontent à un cours où il se disait opposé à une comparaison entre « islamophobie », racisme et antisémitisme. « Aujourd’hui, la liberté d’expression n’existe plus à Sciences Po, explique Klaus Kinzler sur France Bleue Isère. Quand on dit un mot qui ne plaît pas, on vous intimide, voire on lance une cabale contre vous. Débattre de l’islam est devenu impossible, l’ambiance est délétère. Je pense à ce qui est arrivé à Samuel Paty ».
Après les médias, l’enseignement est donc devenu la cible de la police de la pensée. Là où l‘exercice de la réflexion et du débat contradictoire doivent être sanctuarisés, le voilà voué aux gémonies de la résidence surveillée, comme si la liberté de penser devait s’affranchir de sujets supposés « dérangeants ». Des méthodes dont les régimes totalitaires raffolent. Nos démocraties non !
Le retour à la révolution culturelle ?
Jusqu’où devra-t-on interdire ? Pour satisfaire la pensée unique de ses réseaux sociaux, Le New York Times avait décidé de mettre fin aux dessins de presse dans son édition internationale. Finies les caricatures, place désormais aux discours lisses et polis. Comment interpréter ces dérives, qui seraient comme le marqueur d’une société en sommeil cherchant à réveiller ses pires instincts, comme pour se préparer à un nouvel ordre autoritaire.
D’aucuns voudraient mettre un terme à l’art et à la création en fustigeant le métissage des cultures et des origines, en conduisant des procès pour « appropriation culturelle ». La « cancel culture », littéralement « culture de l’annulation », menace d’exclure et d’invisibiliser celles et ceux que le hasard n’a pas fait naître dans le « camp » des victimes historiques. Prendre la parole sur l’esclavage, l’histoire coloniale, la domination sexuelle ou encore le racisme ? À l’unique condition d’appartenir au « bon » segment ! Comme si l’humanité, nécessairement plurielle, était condamnée à la fragmentation et aux divisions…
Certains semblent regretter le « grand » Mao et sa bande des Quatre, qui, en leur temps, cherchèrent à gommer l’histoire de l’Empire du Milieu, au nom de la révolution culturelle… Plus besoin, aujourd’hui, du petit livre rouge : les réseaux sociaux ont pris le relais.