Par Karan Mersch, enseignant en philosophie
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Dans l’article « “Islamophobie” : le PCF rejette le mot mais pas ses effets pervers » Naëm Bestandji réagit à l’annonce récente du Parti communiste français de ne pas reprendre à son compte le terme « islamophobie ». L’essayiste et militant applaudit à la disqualification du premier terme mais conteste en revanche catégoriquement le choix d’opter pour l’expression « racisme anti-musulmans ». Faire de la religion un caractère aussi indissociable de l’individu que sa couleur de peau, autrement dit, un attribut « racial », ne remplit-il pas à l’évidence tous les vœux des intégristes ? Ce travers a d’ailleurs très bien été décrit dans un article du juriste Pierre Juston publié dans Le DDV, parlant du phénomène de « biologisation du religieux ». L’avertissement de Naëm Bestandji est donc plein de sens.
Je souhaiterais toutefois, tout en partageant la critique de Naëm Bestandji portant sur la notion d’« islamophobie », ne pas tirer les mêmes conclusions que lui en ce qui concerne celle de « racisme anti-musulmans ». Cette réflexion ouvrira sur une considération plus large sur la terminologie, tant ce sujet constitue un enjeu fondamental dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.
Racisme biologique et racisme culturel
Il ne pourrait donc pas y avoir de racisme envers les musulmans, puisque la religion ne se confond pas avec la « race ». L’argument est récurrent et demande que l’on s’y attarde car utiliser le mot « racisme » pourrait induire en effet l’idée que l’on accorde un caractère biologique, qu’il n’a pas, au groupe humain visé par cette haine. Il s’avère que, de longue date, le mot « race » a une acception bien plus large que la seule acception biologique. Ainsi, une formule bien connue de Jules Ferry illustre ce point : « il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… ». Pour Ferry, cette supériorité n’est pas biologique mais bien culturelle. On retrouve dans les manuels scolaires élaborés sous son autorité l’idée qu’une fois les « races » assimilées, les populations seront égales entre elles, à l’image des Gaulois devenus Romains1Ce qui dans le contexte représentait une position plus ouverte que la moyenne, reste néanmoins pris dans un cadre d’infériorisation essentialisante.. Faudrait-il, en se conformant à la même logique que celle proposée pour la religion, distinguer le racisme culturel du racisme biologique, au point de considérer que le premier n’est foncièrement pas un « racisme » ? Cela ne permettrait pas de rendre compte de la proximité des phénomènes. Il faudrait par exemple, en suivant ce raisonnement, parler d’« hostilité » au sujet d’une attitude de surplomb, d’infériorisation des individus de telle ou telle culture. Cela rendrait moins saisissables la continuité entre hostilité et racisme. Pourtant, précisément, les haines et les préjugés s’actualisent au gré des époques. Lorsque la thèse de la supériorité biologique des races fait moins recette, le racisme mute et se déporte plus explicitement sur les aspects culturels, même si la nouvelle forme ne recouvre plus strictement le même périmètre. La sémantique du terme « racisme » évolue en parallèle, il renvoie à une réalité plus large. Sans se substituer complètement au « racisme anti-Arabes », les attitudes et comportements de rejet visant les musulmans, entretiennent des liens significatifs à cet héritage. L’expression « racisme anti-musulmans » est pertinente en dehors de la biologie, et avec elle, ces liens ne sont pas perdus.
Ceux qui incitent à la haine contre les musulmans, les enjoignent à quitter la France, badigeonnent d’insultes les murs des mosquées ou affirment sur certaines chaînes de télévision que les « musulmans s’en foutent de la République», seraient ravis de se voir traiter d’« hostiles » ou de « phobiques », plutôt que de « racistes ».
En réaction au risque de la biologisation du religieux, l’expression « racisme anti-musulmans » est rejetée. Pourtant la biologisation ne concerne pas que le religieux. Les tenants du relativisme culturel vont jusque biologiser la culture. Cela les conduit à avoir parfois du mal à condamner des pratiques culturelles comme l’excision, de crainte de porter un jugement raciste. Allons-nous, là aussi, en réaction à cet excès, décourager l’usage du mot racisme pour la culture, et réduire son champ de validité, comme le territoire de l’antiracisme, à une peau de chagrin ? Dénoncer comme erroné l’usage du mot « racisme » à propos de la haine anti-musulmane, c’est impacter l’ensemble de la définition de la notion.
La proximité que l’on pourrait être tenté d’établir entre « islamophobie » et « racisme anti-musulmans » repose sur l’idée que l’on confondrait, dans les deux cas, la critique de la croyance et la haine à l’égard des croyants. Cependant, si cette confusion est intrinsèque dans le premier cas, elle n’est qu’indirecte dans le second. L’accusation d’« islamophobie » opère en effet une confusion immédiate et complète entre la religion et ses adeptes. Concernant l’expression « racisme anti-musulmans », elle renvoie à des comportements et des attitudes qui visent des individus. Ce n’est qu’ensuite, lorsque l’on considère à tort que le racisme implique une race biologique, que la haine envers les individus finit par être solidarisée avec la haine envers la croyance. Il est aussi à noter qu’il n’est pas dans les intérêts des intégristes de revendiquer une biologisation absolue Autrement, il n’y aurait pas d’espoir de conversion, ni de « réislamisation » dont parle Gilles Kepel. La biologisation revendiquée est incomplète. De plus, personne ne croit réellement que la religion est dans les gènes, tandis que beaucoup estiment que s’en prendre à l’islam, c’est aussi exprimer de la haine à l’égard des musulmans. Mettre sur le même plan l’expression islamophobie et celle de « racisme anti-musulmans » édulcore le processus torve du militantisme acharné de l’islam politique pour imposer la première dans le débat public.
Une haine essentialisante bien réelle
Une autre facette de l’affirmation selon laquelle il ne saurait être question de racisme quand on parle d’appartenance religieuse, dépasse la dimension biologique. Elle consiste à affirmer qu’une haine dont l’objet n’existe pas – autrement dit les « musulmans » en tant que « race » – n’existerait pas elle-même. Pourtant, le racisme, qui consiste en des attitudes ou des comportements de rejet aux effets bien réels, vise des catégories qui n’existent pas ailleurs que dans les représentations de ceux qui la propagent. Si les races n’existent pas, le racisme, lui, existe bien ! En 2016, la Licra a obtenu la condamnation du site d’extrême droite Riposte laïque à 5000 euros d’amende pour un article contenant les affirmations suivantes : « Un musulman s’accouple avec un être humain comme avec un corps inerte ou un animal, il n’a pas à tenir compte de sa volonté. Hypocrite et cul-bénit, il prêche et se drape dans sa vertu tout en s’adonnant à la luxure. C’est un déviant sexuel né, qui trouve une légitimation à ses pulsions dans sa religion elle-même, qui fait office de facteur désinhibiteur. » Cette diatribe essentialisante réduit une appartenance religieuse à un naturel déviant. Ainsi le « racisme anti-musulmans », même en l’inexistence d’une « race musulmane », fonctionne avec des mécanismes d’essentialisation identiques aux autres racismes : c’est-à-dire par la constitution d’un groupe auquel on applique par préjugé ou généralisation abusive des représentations à même de justifier les haines. Ces catégories sont construites, fantasmées. Elles déforment la réalité, la réduisent pour mieux désigner l’objet d’un ressentiment et d’une obsession.
Conserver l’attention à ce que l’on ne biologise pas le religieux est important mais cela ne doit pas conduire, en réaction, à extraire certaines atteintes à l’intégrité physique ou morale d’une partie de nos concitoyens du champ du racisme.
Il serait toutefois erroné de penser que la dénonciation de ces catégories aurait pour effet pervers de les faire exister dans la réalité. Ainsi, parler de « racisme anti-musulmans » validerait la notion de « race musulmane ». Refuser toutefois l’expression conduit à risquer de ne pas appréhender un phénomène aux effets bien réels. Une attitude opposée consiste, au contraire, à donner corps à ce groupe, au prétexte de lutter avec pragmatisme contre le racisme. Loin d’entretenir un regard critique et distancié à son sujet, cette démarche que l’on retrouve dans l’antiracisme qui se dit « politique », tend au contraire à lui donner une consistance réelle, en renforçant son inscription dans les représentations sociales, et en stimulant un sentiment identitaire2L’universalisme refusant la racialisation s’oppose à la validation de ces catégories sans être aveugle à leurs effets. C’est cela que « le nouvel antiracisme » n’arrive pas à concevoir..
Contre un morcellement de la lutte antiraciste
Enfin, il y a un enjeu autour du fait d’abandonner la charge sémantique attachée au mot « racisme » pour caractériser un type de comportements et d’attitudes discriminatoires au sein de la société. Le racisme fédère contre lui un rejet fort – d’où, d’ailleurs, la tentation de le dénoncer à tout bout de champ. Supprimer une forme de racisme, quand le groupe visé fait traditionnellement l’objet d’une forte essentialisation et stigmatisation, ne peut être vécu que comme un déclassement dans l’ordre des priorités des combats républicains pour l’égalité en droits et en dignité. Cela soulève le problème du morcellement de la lutte contre le racisme, ou plutôt de la restriction significative de son champ. La lutte contre le racisme serait nécessairement distincte de la lutte contre l’« hostilité », et il n’y aurait plus d’unité entre elles. Imaginons que les associations antiracistes d’inspiration universaliste finissent par adopter cette position, faudrait-il qu’elles ne considèrent plus comme de leur ressort ce type de manifestations ? Faudrait-il constituer des associations « anti-hostilité » pour agir contre ces types de rejet spécifiques ? Le terme « musulmanophobie » ne règle pas davantage la question si on l’envisage hors du champ des racismes. Ceux qui incitent à la haine contre les musulmans, les enjoignent à quitter la France, badigeonnent d’insultes les murs des mosquées ou affirment sur certaines chaînes de télévision que les « musulmans s’en foutent de la République », seraient d’ailleurs ravis de se voir traiter d’« hostiles » ou de « phobiques », plutôt que de « racistes ».
D’autre part, les populations visées par cette haine se verraient contester le droit de se dire victimes de « racisme » et empêchées le recours aux lois. Le sentiment d’abandon et l’amertume qui s’ensuivraient ne seraient sans doute pas injustifiés. L’antiracisme dit « politique » aurait au contraire de beaux jours devant lui, en voyant ses thèses validées – celle notamment d’un délaissement sélectif et coupable de la République – et en continuant à parler, seul, de racisme au sujet des attaques contre les musulmans. Le discours victimaire porté par l’islam politique s’en trouverait renforcé.
L’antiracisme universaliste doit donc se montrer ferme face aux tentatives d’assimiler les critiques de l’islam, voire de l’islamisme, à du racisme. Il doit toutefois rester particulièrement attentif à ne pas renoncer aux fondamentaux qui caractérisent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme depuis des décennies, et que l’on retrouve d’ailleurs dans la loi contre le racisme du 1er juillet 1972 : il faut en effet rappeler que la religion est, aux côtés de la « race », de l’ethnie et de la nationalité, l’un des critères qui fonde l’accusation de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciste. Conserver l’attention à ce que l’on ne biologise pas le religieux est important mais cela ne doit pas conduire, en réaction, à extraire du champ du racisme certaines atteintes à l’intégrité physique ou morale d’une partie de nos concitoyens.
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