Par Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV.
Le 13 avril 1940, dans une classe de l’école primaire de la rue Béranger (Paris, IIIe arrondissement), un instituteur qui traite devant ses élèves de la persécution des protestants en France, au XVIIe siècle, rapproche la politique de Louis XIV de celle du chancelier Hitler chassant les juifs d’Allemagne. Juifs bellicistes et planqués, explique-t-il, ils ne sont chez eux nulle part : « Ce n’est pas une religion, c’est une race. » Le message est bien reçu par quelques élèves qui, à la récréation, rouent de coups deux de leurs camarades, juifs et bien Français. Les plaintes des parents n’y font rien. L’instituteur récidive peu après. Dans le courrier que la Ligue internationale contre l’antisémitisme adresse alors au directeur de l’école, on lit que « ces incidents sont de nature à favoriser chez les enfants un état d’esprit absolument déplorable et contraire à l’enseignement laïque et républicain ». Les références à la laïcité sont alors quasiment inexistantes dans le militantisme antiraciste. Celle qui figure dans ce signalement renvoie à un devoir de tolérance, dont l’École doit être le foyer. L’antiracisme est pensé comme une lutte contre l’intolérance, en grande partie religieuse, en référence aux guerres civiles qui ont ensanglanté le passé. La crainte de la désunion est spécialement probante en 1940, au moment où le besoin d’union nationale se fait particulièrement sentir.
Résurgence
Le sujet de la laïcité est tout aussi peu abordé dans l’après-guerre. Le tournant capital en la matière survient à l’automne 1989, lors de l’affaire des foulards de Creil. La laïcité envahit alors le champ de l’antiracisme et celui des médias au contact de revendications portées par les intégristes. Avec d’autres, la Licra y répond par un langage de fermeté, en cohérence avec son histoire. Ça n’est pas l’altérité qui est en cause mais la pression et l’entrisme politico-religieux. Ce qui pèse sur les institutions amène l’association à rappeler avec force certains principes : « Les convictions religieuses et les opinions politiques ne doivent pas pénétrer dans l’école sous peine de mettre en péril le caractère universaliste de son enseignement. » Le propos renvoie aussi à la dualité dans laquelle s’inscrit la laïcité : « Hors de l’école publique et laïque chacun a le libre droit d’affirmer son attachement à une foi, à une philosophie, à un idéal. » La clé est bien celle de deux espaces complémentaires pour garantir une même liberté. L’articulation entre les deux est la pièce maîtresse de l’édifice : qu’on y touche et la République vacille. On comprend pourquoi les intégristes travaillent à annihiler cette construction duale, pourquoi les accommodants cherchent à l’adapter, les opportunistes à la pervertir.
Modernité
Il faut chérir ce qui rend libre, libre de croire ou de ne pas croire, d’exercer son esprit critique et son libre arbitre. Priser ce qui protège individuellement et collectivement contre les aspirations hégémoniques d’une lame de fond subversive, l’islamisme, porteuse d’une doctrine mortifère. Soigner la laïcité comme un acquis vital de la République, à l’heure des assauts et des compromissions. Une interrogation revient, avec plus ou moins de naïveté : le temps n’est-il pas venu d’adapter un vieux principe à la société actuelle ? Les nuages qui s’amoncellent invitent au contraire à la défense de sa dimension avant-gardiste. Quand on veut tuer une idée, on dit qu’elle est « ringarde »… Or la laïcité n’est ni à dépoussiérer, ni à réformer. Elle n’est pas davantage à fétichiser, tentation vaine quand souffle un vent mauvais qui arase les valeurs et abat les totems. La modernité se loge précisément là : dans le plébiscite de tous les jours d’une idée confortant chacun dans ses droits fondamentaux, dans le refus de baisser la garde face aux coups de boutoir de l’intégrisme, dans l’opposition à sa récupération par l’extrême droite, dans le rejet du sectarisme des nouvelles militances qui huilent les rouages de la cancel culture et du renoncement.
Volontarisme
La laïcité n’est pas garante de la justice sociale. Ce n’est pas sa finalité première. D’aucuns prennent pourtant prétexte des fractures sociales et territoriales pour la désigner comme un instrument d’oppression et de discrimination. Ce faisant, ils ne font que reporter sur elle les abus commis en son nom et la chargent des insuffisances de la République. Les chantiers sont immenses en la matière, celui de la (re)construction du tissu social, celui de la confiance dans les institutions, celui de la formation citoyenne. L’action effective contre les inégalités peut favoriser, en l’occurrence, l’adhésion à un principe qui, en certains territoires, confine à l’abstraction. Ce numéro du Droit de Vivre aborde une thématique aujourd’hui cruciale, sous un angle pluridisciplinaire et critique. Cette voie française de la sécularisation est appréhendée dans l’épaisseur historique, sa nature complexe et ses spécificités, au miroir des défis actuels. La « laïcité », dans le plus simple appareil, car la République ne peut se payer de mots.