Emmanuel Debono, rédacteur en chef
On se réjouit, à la lecture de l’enquête de la Fondation Jean-Jaurès, réalisé par l’Ifop en collaboration avec Charlie Hebdo, à l’occasion du dixième anniversaire de l’attaque islamiste du 7 janvier 2015, d’apprendre que « le droit à l’humour et au blasphème progresse dans une majorité de la population », que dix ans après, « le soutien à Charlie Hebdo et au dessin de presse reste fort ». Ce droit n’oblige en rien, ni à rire des facéties de ceux qui, pour décrire les systèmes idéologiques, trempent leur plume dans la dérision et une encre noire comme la sépia de la seiche, ni à ne rien ressentir quand on se sent moqué dans ses croyances. Il est simplement question d’organiser et de rationnaliser cette distance, autant sanitaire que salvatrice, entre le monde des idées, les convictions personnelles et les émotions, tout en ayant conscience de l’interpénétration de ces univers. Ce prolongement n’établit pas une équivalence entre ces sphères : il s’accompagne d’une prééminence des principes que garantissent les lois de la République, à commencer par la liberté d’expression et la laïcité. Les offensés et les outragés ont donc la liberté de répondre aux critiques – ou ce qu’ils ressentent comme des attaques – par la riposte argumentée et le débat contradictoire, qui sont les nerfs de la démocratie, comme ils peuvent choisir de s’asseoir dessus, ce qui est finalement assez reposant. Cette superbe indifférence est sans doute ce qu’ont expérimenté ou redécouvert une partie de nos concitoyens, qui n’étaient pas convaincus il y a dix ans, sans doute en raison de la terreur ambiante, de l’impératif de soutenir ce droit à la satire. Il est donc rassurant de constater cette « victoire posthume pour Charlie », qui nourrit positivement cette journée d’hommage.
Récupérations
Bien sûr, ce droit tourne à l’aubaine pour certaines franges de l’opinion, qui y voient un blanc-seing moral leur permettant de s’en prendre, de manière obsessionnelle, à un système de croyances en particulier. Mais les lois sont claires à ce sujet et condamnent sévèrement ce qui relève non de la critique des idées mais de l’attaque des personnes, au motif de leur appartenance, réelle ou supposée, à une religion. Les propos essentialisants et stigmatisants sont punis par le droit pénal et l’on ne saurait confondre ces délits avec la critique autorisée des opinions de toutes communautés de croyants. La confusion de l’esprit Charlie avec le racisme est une imposture évidente, tant en ce qui concerne ceux qui détournent cet « esprit » à cette fin, que ceux qui dénoncent en Charlie Hebdo un journal d’ « extrême droite ». Sur ce point, il n’est pas étonnant de voir confirmer par cette enquête que « les sympathisants d’extrême droite semblent les moins attachés au dessin de presse ». Et les auteurs de l’analyse de rappeler « le combat permanent depuis sa création de Charlie Hebdo contre cette famille politique ».
« Une censure qui ne dit pas son nom »
Enfin, si nous cherchions une nouvelle raison de neutraliser certaines plateformes numériques, à commencer par X, qui travaillent à fracturer nos sociétés démocratiques, elle apparaît en filigrane dans ce sondage. Il serait superflu de rappeler ici les dégâts causés par ces plateformes qui alertent, informent et émancipent, autant qu’elles enfument, désinforment et détruisent. Détruisent ? L’art du dialogue et de la controverse, le principe de la distance, la réflexion différée, l’écoute, le débat, le temps… bref, tout ce qui, précisément, permet de situer le monde des idées et des émotions dans un environnement favorable à la réflexion, à la temporisation, un espace dé-cristallisé, dé-polarisé. Cela, les réseaux sociaux, et notamment X, dont le patron défend des projets idéologiques que l’on ne peut plus ignorer, le dégradent avec constance, encourageant et monétisant le premier degré, le narcissisme éhonté, l’exacerbation des passions identitaires et communautaires. Oui, « une censure qui ne dit pas son nom se déploie à coup de condamnations collectives avec le développement des réseaux sociaux » et il y a, répétons-le, un enjeu urgent de nos démocraties à faire reculer cet esprit liberticide porté par ce « principe de liberté d’expression absolue » qu’incarne Musk, qui ne convainc que les crédules et les idéologues. L’analyse de l’enquête évoque à ce titre « le désengagement progressif des jeunes générations envers la liberté d’expression » qui doit « nous mettre en garde ». Nous voici prévenus.
Naturellement, cette « rupture dans la transmission des valeurs républicaines essentielles à la cohésion nationale » ne saurait être imputée aux seuls réseaux sociaux, mais il serait temps, que les responsables politiques prennent leurs responsabilités et leur courage à deux mains, quittent le cloaque numérique qu’est X ou le réglementent vraiment, pour que l’on n’ait pas à constater, dans quelques années, l’effondrement brutal de l’esprit Charlie, du goût pour les libertés et pour notre longue tradition républicaine en la matière.