Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Peu de formations politiques suscitent autant d’interrogations que le Rassemblement national, mais surtout de désaccords dans l’analyse. Jusqu’où cette formation politique porte-t-elle l’héritage du Front national ? L’exclusion, en 2015, puis la disparition, le 7 janvier 2025, de l’homme qui, pendant plus de 40 ans, a incarné ce courant politique en France, a-t-il délivré ce parti de ses spectres tutélaires ? Marine Le Pen et ses lieutenants ont-ils, au cours des dernières années, mis concrètement en œuvre cette opération « mains propres et tête haute » par laquelle le FN, au début des années 1990, s’auto-blanchissait ? Ce n’était alors qu’un slogan que nul assagissement de la parole du chef, nulle expulsion de cadres qui auraient « dérapé », nulle volonté explicite d’être un parti républicain comme un autre ne venait étayer. Le FN assumait son opposition au « système » et cultivait l’image de l’outsider, de celui qui rompait résolument avec l’establishment pour se faire le porte-voix authentique du peuple français.
En réalité, cette rhétorique qui oppose le « peuple » aux « élites » est toujours vivace et continue de faire recette, chez la droite radicale mais également à gauche, comme en témoigne le poids du vote en faveur de La France insoumise. Pour autant, imaginer les partis figés dans le marbre de cultures politiques éternelles ne correspond pas à la réalité. Les vies politiques nationales attestent l’évolution constante des courants de pensée et des sensibilités dans un monde en perpétuel mouvement. Sous la pression de crises majeures, les sociétés changent, les hommes révisent leurs fondamentaux en découvrant qu’ils sont faillibles, envisagent d’autres mondes et repoussent leurs propres seuils de tolérance, aux idées, aux pratiques, aux valeurs qu’ils observaient, la veille, de façon circonspecte. Les hommes changent. Tout n’est pas affaire de « dédiabolisation », sauf à établir une norme en politique, relevant d’un jugement moral, et à rejeter dans l’anormalité des millions de damnés qui auraient, par leur vote, vendu leur âme au diable
Résiliences
Il est ainsi question de la manière dont les hommes, soumis à la violence des événements, au terrorisme et à la guerre, aux pandémies et au réchauffement climatique, sont à même de réagir. La résilience, certes, mais au prix d’une transformation des repères individuels et collectifs, d’un affaiblissement institutionnel dont l’origine est bien antérieure aux crises récentes, d’une remise en cause de principes sur lesquels a longtemps reposé la confiance en l’État et en la République. La crainte ou l’expérience de ne plus être protégé par l’État-providence est l’un de ces facteurs dont la portée politique est déterminante et rend attractive la pensée magique qui irrigue les discours populistes. Quand l’érosion de la confiance touche un pourcentage de plus en plus fort d’agents du service public qui choisissent, à rebours du républicanisme ancré dans leurs cultures professionnelles, de donner leurs voix au RN, il devient encore plus difficile d’accréditer la thèse d’une fascisation des esprits.
Il y a en réalité une rencontre entre, d’une part, une grande exigence de sécurité et d’incarnation étatique et nationale, et, de l’autre, l’adaptation d’un parti à certaines évolutions sociales et sociétales. La formation qui en découle relève de l’hybridisme et fait cohabiter les sensibilités politiques les plus divergentes, que favorisent un programme indigent, les doubles discours et une incompétence notoire à former des cadres et des candidats.
Connaître l’adversaire
Le RN est-il d’extrême droite ? Le simple fait de poser la question trahit, pour certains, une abdication intellectuelle. Comment ne pas voir toutefois que la qualification oriente automatiquement la pensée vers un passé abject tout en permettant de fermer les yeux sur le malaise ou la souffrance exprimés par de nombreux concitoyens ? En d’autres termes, l’appellation « extrême droite », quelle que soit sa pertinence, a souvent permis de se dispenser d’un nécessaire travail d’analyse. Le constat n’est pas nouveau.
« Extrême droite », « droite radicale », « droite nationale populiste » ? Il importe de ne pas s’arrêter à la controverse des désignations. Quel que soit le terme retenu, on doit l’accompagner d’une analyse du projet RN, de ses objectifs et des moyens pour les atteindre, mais aussi des raisons pour lesquels ses discours entrent en résonnance avec les aspirations d’une part toujours plus grande de la société française. Le défi n’est pas simple : il ne suffit pas de mettre en lumière l’incompétence et de faire tomber le masque de l’imposture. Il faudrait s’engager, aussi, dans la recherche active de solutions durables, pour combattre la précarisation rampante, faire reculer le sentiment d’abandon, les disparités territoriales et les clivages fondamentaux qui dressent aujourd’hui les Français les uns contre les autres. Ce numéro du Droit de Vivre ne fait qu’amorcer la réflexion. Mais c’est un pas important pour une vieille association « antifasciste ».