Emmanuel Debono, rédacteur en chef du DDV
Éditorial paru dans Le DDV n°685, hiver 2021
Longtemps, la lutte contre la discrimination « raciale » a été le parent pauvre de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Il faut dire que la discrimination, dans son sens moderne, c’est-à-dire l’inégalité de traitement entre des individus à raison d’un critère illégitime, n’est devenue un sujet de débat public qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Moins immédiatement saisissable que ne l’est un discours de haine explicite, elle n’a reçu qu’une attention tardive dans les politiques publiques. Elle se manifeste aujourd’hui de manière concrète, malgré de nombreuses carences et peu de condamnations. Difficulté de produire la preuve, manque de volontarisme des pouvoirs publics, absence de formation des magistrats, des policiers, des salariés… expliquent, entre autres, que le chantier puisse paraître encore immense.
Le racisme et la discrimination : un continuum
Lutter contre le racisme, ce n’est pas toujours lutter contre la discrimination et l’on aurait tort de se satisfaire d’une posture morale, aussi ferme soit-elle, quand le phénomène met en œuvre tant d’attitudes, de comportements conscients ou inconscients. Lutter contre la discrimination « raciale », ce n’est pas non plus toujours lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Rétablir l’égalité de traitement en toutes circonstances ne conduit pas à dissiper les préjugés et stéréotypes, parfois profondément ancrés dans les mentalités.
En réalité, si l’on peut, dès lors qu’il est question d’agir contre ces phénomènes, tabler sur des compétences spécifiques, ce serait une erreur d’ignorer le continuum qui les lie. Claire Hédon, la Défenseure des droits, nous le confirme, dans un entretien dans ce nouveau numéro du DDV : « Les discriminations surviennent quasi systématiquement après des propos racistes ou sexistes. » Elle ajoute : « Cela veut dire que les blagues racistes ou sexistes font le lit de discriminations. » Et cela signifie que l’on doit, autant qu’on le peut, reconnecter ces deux domaines, sous peine de se priver d’une partie des outils d’analyse et des moyens d’action.
L’immunité républicaine défaillante
En considérant ce continuum, on ne peut que s’alarmer du processus de « zemmourisation des esprits » qu’est venu illustrer notre sondage Ifop mis en ligne sur leddv.fr le 26 novembre. Trop d’immigrés, France comme pays de « race blanche », juifs davantage attachés à Israël qu’à la France… le candidat Zemmour, il est vrai, n’a rien inventé dans le champ de la xénophobie, du racisme et de la misogynie, mais il est aujourd’hui le principal fournisseur de ce prêt-à-penser qui soulage les esprits, légitime les mauvaises pensées et le besoin impérieux de les exprimer. Face à une telle libération, régressive, les gestes barrières de l’éducation et du civisme devraient jouer… mais ils présentent des signes de faiblesse.
Dans notre grand entretien, Bernard Cazeneuve constate l’affaiblissement du corps républicain face au polémiste et le défaut de « défenses immunitaires », comme celles qui furent opposées en leur temps au Front national. Pour l’ancien Premier ministre, il y a là un problème éthique majeur. Faut-il tendre le micro à un individu qui stigmatise, ment, déforme, provoque à la discrimination ? La haine qu’il distille ne devrait-elle pas dissuader d’aller plus avant ? Cette radicalité de la pensée, qui est aussi le symptôme d’une époque, doit-elle être normalisée au prétexte qu’elle est plébiscitée par une partie des Français ? Car au bout du chemin, c’est bien la différence de traitement qui sanctionne la performance. Répéter à souhait que le prénom induit une bonne ou une mauvaise citoyenneté, qu’islamisme et islam c’est du pareil au même, ou qu’immigration et insécurité forment un tout indissociable, qu’est-ce, sinon légitimer et donner un blanc-seing à la discrimination ?
Un candidat anormal
Tenir pour un candidat normal celui qui réécrit l’Histoire pour en faire une arme d’exclusion massive et justifier l’autoritarisme ne reflète pas une grande sagesse. L’intérêt du programme du principal zélateur du « grand remplacement », concept qui instaure une nouvelle loi des suspects sur la base des « origines », est de ce point de vue très relatif. Car le candidat à la présidentielle souhaiterait que l’on oublie le journaliste, pour que lui soient enfin posées les questions sérieuses sur son projet pour la France. Mais est-il de sujets plus sérieux que l’éthique, a fortiori lorsque l’on brigue la mandature suprême ?
Cette étape, qui consiste à scruter et à questionner ses prises de position radicales, dans ses écrits ou ses interventions publiques, nécessite que l’on s’y attarde, encore et encore, car elles ont bel et bien, dans la durée, une valeur programmatique, et n’en sont que d’autant plus alarmantes. Enjamber ce laboratoire idéologique reviendrait au contraire à mettre sous le boisseau cette pensée antirépublicaine et à accepter, davantage encore, que nous soit imposé ce référentiel disruptif. C’est évidemment le désir de celui qui, depuis le début, entend décider souverainement en tout, comme pour mieux incarner et annoncer la rupture. Rien n’oblige à s’y soumettre et à l’accompagner dans cette course à l’abîme.