Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
Ce fut un débat contradictoire dont chaque protagoniste a salué la bonne tenue, la candidate du Rassemblement national la première, au sortir du plateau, ce mercredi 20 avril. Un débat qui était fait pour combattre les idées de l’adversaire et que tous les commentateurs avaient annoncé comme « décisif ». Autant dire qu’il devait nécessairement se passer « quelque chose », sous peine de tromperie sur la marchandise.
C’est en raison de cette attente forte, portée à ébullition par les médias, que beaucoup ont jugé l’échange ennuyeux. Ennuyeux sans doute parce que chaque candidat avait misé sur le défi de la présidentiabilité, sur le danger du mot plus haut que l’autre, de l’auto-disqualification par l’invective, et donc sur l’importance de l’affichage d’un self control à la veille d’un scrutin qui semble, à maints égards, déterminant pour l’avenir de notre pays.
Le débat manqua sans doute de couleurs, de flamboyance, d’éclats de voix, d’étincelles… bref, de matière, pour tout dire, pour construire des pastilles vidéo qui tourneraient par la suite en boucle sur les réseaux sociaux. Cela ne ressembla pas, en d’autres termes, à ce à quoi les émissions d’infotainment nous ont tristement habitués : du clash, du buzz, du « dérapage », de la gêne et de la haine. Ce plateau ne fut décidément pas celui d’Hanouna.
« Haine », « arrogance » et « mépris » ?
Marine Le Pen a démontré sans faillir que même plus calme, même moins volubile, elle n’en était pas moins approximative et simplificatrice dans ses projets pour la France, et déconnectée face aux crises actuelles. Devant la technicité et l’expérience de son concurrent, ses tâtonnements achevèrent de convaincre que cinq ans de réflexion ne suffisent pas à se tailler les habits d’une magistrate suprême. S’affirmer comme la porte-parole du peuple à tout bout de champ et en particulier à la moindre mise en difficulté ne permet pas de pallier les carences, les contradictions et les silences d’un programme.
Il fallait donc trouver une posture pour chercher à surmonter cette séquence délicate. Les éléments de langage vinrent rapidement. Puisqu’il était si difficile de faire trébucher Emmanuel Macron, en dépit de certaines imprécisions – inévitables sur 2h50 de débat –, puisque Marine Le Pen se montrait dans l’incapacité de le déstabiliser – sauf à provoquer son agacement –, il fallait qu’il soit un adversaire injuste, malhonnête et cruel. « Haine », « arrogance », « mépris »… sont venus inspirer les commentaires et les attaques, notamment sur les réseaux sociaux, de celles et ceux qui auraient voulu voir leur championne triompher ou, en tout cas, Jupiter mordre la poussière.
Depuis le débat, ces accusations ont fait florès et ont tourné comme un mantra : « Macron méprise, Macron hait, Macron humilie. » Et comme Le Pen veut aujourd’hui, dans la plus pure tradition du Front national, asseoir l’idée qu’elle incarnerait « le peuple », en s’appuyant sur ses frustrations et sa colère, cela donne : « Macron méprise le peuple, Macron hait le peuple, Macron humilie le peuple. » La manipulation est grossière mais, en 2022, elle est à même de fonctionner.
Le camp de la violence et du soulèvement
Après cinq ans d’enfoncement dans l’ère de post-vérité, après cinq ans où le complotisme s’est imposé comme un rouage banal de la politique, mais aussi cinq ans de crises sociale, politique et sanitaire, le ressort vient électriser un électorat dont les plus complaisants diront qu’il exprime une colère légitime, sans mesurer toutefois la responsabilité des cadres politiques qui s’engagent sur cette pente rhétorique. Car si toutes les revendications et les frustrations sont dicibles, la politique du ressentiment, qui catalyse la colère et la haine, est ce qu’il y a de pire pour la démocratie et la République.
Désigner avec l’opportunisme le plus flagrant et le cynisme le plus complet un adversaire politique comme l’ennemi du peuple, c’est basculer dans le camp qui légitime la violence, le soulèvement, l’insurrection. C’est historiquement le propre des démagogues populistes, des apprentis dictateurs parmi lesquels certains devinrent, par le passé, à force d’appels au peuple, des dictateurs tout court.
Que Julien Odoul, porte-parole du RN, ait pu appeler les Français et les Françaises à élire, ce dimanche, une « maman », comme d’autres, en 1940, plébiscitèrent un « père », en dit assez long sur la dérive résolument populiste, régressive et autocratique de ce parti.
Avant de placer ce discours stigmatisant au cœur de son discours, le 21 avril, Marine Le Pen avait, rappelons-le, salué la « bonne tenue » d’un débat qui s’était tenu « sereinement », « correctement ». À bout d’arguments ou parce qu’elle s’est souvenue du bénéficie que l’on peut escompter en pareilles circonstances d’une posture accusatoire, elle jette aujourd’hui son concurrent en pâture à ses soutiens. Exit le fond – ou l’absence de fond : que vaut un concurrent qui n’aime pas le peuple ? Que Julien Odoul, porte-parole du RN, ait pu appeler les Français et les Françaises, le 21 avril, à élire ce dimanche une « maman », comme d’autres, en 1940, plébiscitèrent un « père », en dit assez long sur la dérive résolument populiste, régressive et autocratique de ce parti.
Un vote contre l’irresponsabilité politique
Les adversaires du « système », les partisans de la subversion, que drainent le Rassemblement national peuvent se frotter les mains car ils sont aujourd’hui rejoints par ceux qui, consciemment ou inconsciemment, se convainquent que Macron est le Diable. Ils savent qu’ils pourront, demain, faire fructifier cette conviction, en contestant les résultats du scrutin s’il ne coïncident pas avec leurs attentes, ou en réactivant à tout moment le thème du peuple trahi et humilié.
Contre l’irresponsabilité politique, contre ces risques et ces périls, il n’est d’autre choix, ce dimanche, que celui d’un candidat à l’encontre duquel les critiques sont certes permises et vivement souhaitables, mais qu’on ne doit pas se résoudre à voir transformé en punching ball. Ce champ politique que l’extrême droite transforme en chamboule-tout, quoiqu’il en coûte de la démocratie, doit être protégé contre ces attaques frontales. Qu’on ne s’illusionne pas – et l’Histoire, que l’on perd souvent de vue lorsque l’actualité est livrée aux passions, est là pour le rappeler –, les démagogues et les chantres du désespoir ne vivent que de l’écho de leurs appels crépusculaires au peuple. Le « peuple », lui, en est toujours la première victime.
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