Emmanuel Debono, rédacteur en chef
En matière de racisme et d’antisémitisme, l’émotion tient souvent lieu de jauge. Le haut-le-cœur qu’inspire un graffiti haineux cède rapidement la place à la conviction que la « bête immonde » est sur le point de dévorer de l’intérieur la Cité. Les médias sociaux, qui tendent à rendre assourdissant le moindre son, conférant en quelques secondes à l’anecdote le statut d’un fait social, constituent une extraordinaire chambre d’écho pour l’indignation, l’écœurement et la panique, qui n’ont besoin que d’une étincelle.
S’en prendre à un symbole de la République tel que Simone Veil compte triple. S’y reprendre à quatre reprises, en plein été, dans une paisible station balnéaire des Côtes-d’Armor, pousse à son paroxysme la résonance médiatique : ainsi acquiert-on la conviction que le mal se manifeste partout et sans fard, narguant les pouvoirs publics… avant que deux tristes sires, dont un sexagénaire, ne soient finalement arrêtés.
Les dégradations ont surgi dans le sillage d’excès liés aux manifestations contre le passe sanitaire. Les uns sous la forme d’analogies fâcheuses, révélant chez certains de sérieuses carences historiques et une absence complète de sens de la mesure. Sur cette problématique, les contributions de ce numéro du Droit de Vivre consacré à l’éducation apportent de précieuses mises au point. Tandis que d’autres expressions de colère, bien davantage que des excès, furent des discours antisémites sans équivoque, sous forme d’affiches ou de pancartes, qui surfèrent sur la contestation, sans qu’il soit véritablement possible de quantifier et de circonscrire la tendance dont ils émanaient.
Symboles et barrières morales
Entre ces dérives, une zone grise où fut posée la question, récurrente : « Mais où est le problème ? » Le détournement de symboles de la Shoah ? Une forme d’hommage aux victimes juives de la Seconde Guerre mondiale, pour étalonner la frustration et le mécontentement face aux mesures gouvernementales. Le « Qui ? » ? Mais où est le problème ? En est-on vraiment arrivé, comme cela a pu être dit, à ce niveau de censure et de totalitarisme, en France, pour que l’on ne puisse même plus utiliser un simple pronom relatif ?
L’émotion provoquée par ces incidents a découlé de leur forte charge symbolique, de leur répétition et de leur expression à visage découvert. Comme si des barrières morales cédaient définitivement. En réalité, à la faveur d’un mouvement hétéroclite et sans véritable leadership, l’extrême droite a fait ce qu’elle a toujours su faire : s’immiscer dans les angles morts, noyauter les rangs, user de l’esquive et tester les résistances républicaines.
Prédominance républicaine
L’antiracisme représente le versant délaissé de l’histoire du racisme et de l’antisémitisme. Il lui est pourtant consubstantiel. Les centres et lieux de mémoire l’ont compris, qui valorisent les oppositions et les résistances dans les parcours proposés à leur public. Le site-mémorial du Camp des Milles, ancien camp d’internement et de déportation français, plongerait le visiteur dans un abîme de consternation si la déambulation ne s’achevait par un espace dédié aux « actes justes ». Ce sont tous ces gestes, ces réactions de refus, dans le silence, la nuit et l’anonymat, sous l’Occupation. Il y en eut. Ils sauvèrent des vies. L’honneur un peu aussi.
Nous ne sommes plus sous l’Occupation. L’antiracisme a acquis une position institutionnelle, depuis des décennies. Universaliste, il s’est fait loi, éducation, norme sociale… Les étoiles fantaisistes ont ulcéré une grande majorité de Français. La pancarte du « Qui ? » a suscité un tollé immédiat, relayé par moult déclarations d’élus et interventions pédagogiques, pour que cette manière perverse de propager le fantasme du complot juif soit décryptée et fustigée, sans attendre. Les réseaux sociaux ont amplifié cette riposte salutaire. Ils ont permis la visibilisation et la condamnation de l’infâme. Tout en donnant, il est vrai, l’impression d’une vague antisémite, d’un retour de la « Bête »…
En réalité, c’est bien le camp républicain qui s’est imposé dans ce contexte malsain. C’est lui qui a pesé de tout son poids sur cet antisémitisme débridé, frontal, dût-il être relaxé par les tribunaux – ce qui ne diminuerait en rien son illégalité. Nous ne pouvons que suivre Sophie Elizéon, en charge de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, quand elle affirme dans cette revue que « les fraternels sont plus nombreux que les haineux ». La preuve en a été administrée et il y a lieu de s’en féliciter.
Aborder le combat avec l’idée de le gagner, dans les tribunaux ou ailleurs, c’est s’engager sur des bases fragiles, tant la lutte contre le racisme et l’antisémitisme semble une question sans fin. « Je ne sais pas si nous gagnerons un jour, mais je suis convaincu que notre devoir, c’est de nous battre », nous a déclaré Édouard Philippe, dans une réflexion plus large portant sur la République. Il serait temps que les républicains se fassent confiance et se regardent tels qu’ils sont : légitimes, fort et nombreux.