Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du DDV
D’imprécise et abstraite, la notion de post-vérité1D’après le dictionnaire d’Oxford, le néologisme post-vérité « fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles. » (2016) a fini par s’imposer en quelques années avec évidence dans notre monde. En 2016, la victoire de Donald Trump avait sidéré de notre côté de l’Atlantique, apparaissant comme une sorte de monstruosité politique dont l’issue électorale violente, l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, a prolongé l’effet de stupeur en bouclant, en quelque sorte, la boucle. On n’aurait imaginé meilleure illustration de ce dont est porteuse cette post-vérité faite politique : haine de la démocratie, mensonge institutionnalisé, violence insurrectionnelle… Depuis la défaite de Trump en novembre 2020, le doute n’a jamais cessé d’être entretenu, à commencer par le vaincu lui-même, autour de la légitimité de l’élection de Joe Biden. L’événement est ainsi venu confirmer ce que l’Histoire nous avait déjà enseigné : l’extrémisme, une fois au pouvoir, s’y accroche et n’a aucune intention de le rendre. Le complotisme a joué à plein. Le camp des Républicains s’est révélé poreux à la thèse de l’élection truquée et volée. Celle-ci continue, des mois après l’élection du président Biden et nonobstant la réalité des faits, d’être alimentée par une mouvance complotiste qui s’est profondément enkystée dans la vie politique et dont on mesure aujourd’hui les effets délétères à l’échelle internationale.
Des peurs et des fantasmes réactivés
En quelques années, avec une intensité sans précédent et à un niveau de pouvoir inédit, la désinformation, les fake news, le complotisme… sont devenus des moyens de fédérer un électorat, de construire un programme politique, de gouverner et de conserver le pouvoir.
En France, d’aucuns voudraient relativiser, voire nier cette lame de fond et le danger qu’elle représente pour les démocraties – à savoir très concrètement qu’elle peut les détruire –, en arguant que la chose a toujours été, et en incriminant les élites au premier chef : ce sont ces élites qui, par une attitude méprisante et surplombante à l’égard du « peuple », seraient à l’origine d’une radicalité inspirée par une idéologie « attrape-tout » : le complotisme. Sauf qu’une partie des élites se retournent elles-mêmes aujourd’hui contre l’État, comme l’explique Gilles Clavreul. Sauf, également, que cette lecture fait peu de cas de ce que le complotisme réactive aujourd’hui de peurs, de fantasmes et de substrats idéologiques – l’antisémitisme par exemple –, dans un monde soumis à des crises multiples et à l’influence de plateformes numériques difficilement régulables. Parmi d’autres effets complexes à maîtriser, on en constate toujours plus chaque jour l’impact terrifiant sur le psychisme individuel et la psychologie des foules. Des études scientifiques et des faits tragiques ont amplement démontré, ces dernières années, le rôle joué par les médias sociaux, du jihadisme à l’ultradroite, en passant par le mouvement antivax ou celui des survivalistes, dans les processus d’endoctrinement rapide et dans le passage à l’acte.
Cette configuration ne délégitime ni la critique sociale ni celle qui, précisément, porte sur la déconnexion d’une partie des élites, prétendument incapables de prendre la mesure des inégalités et des injustices qui minent une société. Elle invite cependant à considérer dans toute sa réalité et son ampleur la force et la dimension nouvelles acquises par les discours antisystème.
La post-vérité, un instrument de conquête du pouvoir
Les deux grandes crises qui ont marqué le quinquennat d’Emmanuel Macron, celle des gilets jaunes puis la pandémie de Covid-19, ont montré comment les extrêmes, et notamment le parti de Marine Le Pen, fructifiaient sur la protestation radicale. Diverses enquêtes d’opinion ont attesté, dès avant, la sensibilité particulière des électeurs du Rassemblement national aux thèses complotistes (voir notamment l’enquête sur le complotisme – vague 2 –, réalisée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, janvier 2019). Le parti de Marine Le Pen n’a pas hésité, par exemple, en pleine pandémie, à hystériser le débat public, en martelant son mantra : « Le gouvernement savait mais il n’a rien fait ! » (voir « La fabrication d’un mensonge sur la pandémie », Conspiracy Watch, 29/07/2020)
En s’inquiétant de cet écosystème, on aurait tort de vilipender des citoyens. Le principe de la désinformation ne fonctionne pas en terrain neutre : il rencontre des individus doués de raison, des postures politiques, parfois idéologiques, des situations sociales très concrètes, des expériences difficiles, de la frustration, de la colère… qui ne peuvent être niées au simple prétexte de leur expression radicale. Il y a en revanche urgence à observer la manière dont cette post-vérité est devenue, en France même, un instrument de la conquête du pouvoir, articulant le discours et les revendications traditionnelles d’un parti (luttant contre l’ « islamisation », l’insécurité…) avec les moyens modernes de duper et d’emporter les consciences. Cela permet, très concrètement, au Rassemblement national de se présenter comme le champion de la laïcité – qu’il bafoue –, l’héritier de la Résistance – qu’il méprise –, le défenseur de la souveraineté – qu’il trahit –, le parti du peuple – qu’il manipule –, un parti républicain – qu’il ne peut être pour toutes ces raisons. Un parti qui prétend dire la vérité aux Français mais qui a surtout parfaitement compris l’avantage qu’il pouvait tirer de la conjugaison de crises profondément déstabilisatrices avec la puissance de frappe d’une propagande numérique bien ordonnée.
Un besoin capital de vérité pour tous les démocrates
En cela, il faut le dire et le redire, le Rassemblement national est un danger pour la République et la démocratie. Qu’il soit battu, le 24 avril, est certes un impératif civique. Mais nous savons que sa défaite électorale n’en réduira pas la toxicité. L’anti-systémisme idéologique est un mal qui prospère et qui a de beaux jours devant lui dans une ère gangrénée par la post-vérité et dynamisée par la toute-puissance numérique. Plus que jamais, le combat pour la vérité, fondé sur la méthode, la déontologie et l’intérêt collectif, apparaît comme la pierre angulaire de notre cadre institutionnel. C’est de la défense et du maintien de ce cadre dont il est aujourd’hui question, un cadre sans lequel le chaos des vérités alternatives et foisonnantes triompherait demain, avec son cortège de démagogues, de gourous, d’affairistes et de négationnistes.
Ce besoin capital de vérité n’est pas l’apanage d’un parti ou d’un candidat à la présidentielle : il est celui de tous les démocrates. Il conditionne le maintien d’un langage et de repères partagés, aujourd’hui déjà largement dégradés. Sans lui, il n’est pas de lutte possible contre l’inégalité et les injustices. Sans lui, il n’est pas d’avenir commun.
SOUTENEZ LE DDV : ABONNEZ-VOUS À L’UNIVERSALISME
Dossier « Faire taire la haine », consacré à la loi contre le racisme du 1er juillet 1972, dans le n° 686 printemps 2022
Achat au numéro : 9,90 euros
Abonnement d’un an : 34,90 euros