Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Dans un communiqué publié le 8 décembre en réaction à l’allumage, la veille, d’une bougie à l’Élysée pour la fête juive de Hanouka, la Licra rappelait que la laïcité est « un principe qui constitue la pierre angulaire de la République ». Couplé avec un chant religieux, le geste présidentiel a inspiré de multiples réactions désapprobatrices, malgré la nature de l’événement (la remise à la France et à Emmanuel Macron du prix Lord Jakobovits récompensant la lutte contre l’antisémitisme) et un contexte dramatique d’affirmation de l’antisémitisme dans l’espace public.
« Assister à une manifestation culturelle, ce n’est pas porter atteinte à la laïcité », s’est-on justifié dans l’entourage du président, alors que le ministre de l’Intérieur jugeait « normal » que le plus haut personnage de l’État se « mette à côté de nos compatriotes juifs ». De nombreuses voix ont au contraire souligné qu’il y avait des lieux pour cela, et que la manifestation du 12 novembre contre l’antisémitisme eût été plus indiquée pour faire montre d’une telle solidarité que le siège de la présidence de la République.
Un principe républicain caricaturé en instrument d’oppression
Il y aussi une affaire de contexte et le geste a pris une dimension d’autant plus polémique que l’antisémitisme le plus débridé s’est renforcé, en France, avec la guerre Israël-Hamas. Et c’est précisément parce que l’antisémitisme explose qu’il faut redouter les initiatives qui donnent dangereusement corps aux fantasmes antisémites, à commencer par celui d’une religion privilégiée, pour laquelle des dérogations au principe de laïcité seraient acceptables, et celui de la « République juive », historiquement ancré à l’extrême droite. Un tel mélange est explosif, nonobstant la symbolique, les bonnes intentions et la sobriété de la cérémonie.
Les pouvoirs publics, affirme la Licra, doivent « redoubler de vigilance et d’exigence, à l’heure où le corps social est soumis à de vives tensions et à des entreprises de divisions, qui menacent directement l’égalité et la cohésion nationale ». Cela ne signifie pas qu’il faille invisibiliser davantage encore le judaïsme, afin de ne pas mettre en danger les Français juifs. Cela signifie qu’il faut, plus que jamais, insister sur les principes républicains, à commencer par celui qui impose l’égalité de tous devant la loi sans distinction de religion ou de conviction. Car l’heure est aux pressions et à la contestation d’un principe caricaturé en instrument d’oppression. Depuis des années, avec le concours de groupes religieux et d’associations intéressées à infléchir sinon abroger la loi du 15 mars 2004, et, pour les plus acharnés, celle du 9 décembre 1905, la laïcité est décriée par celles et ceux qui se sentent empêchés dans l’affirmation de leurs appartenances identitaires ou communautaires. La « respiration laïque », définie par la philosophe Catherine Kintzler et que permet l’école émancipatrice, est fallacieusement dénoncée comme une arme asphyxiante au service de la chasse aux musulmans. La désinformation règne en maître et trouve dans une revendication religieuse insistante le terrain propice pour gagner en influence.
Combler la brèche qui s’est ouverte dans la communauté nationale
À cet égard, les sondages s’enchaînent et se ressemblent, dans l’image toujours plus négative dont jouit la laïcité auprès d’une partie des élèves, des enseignants, de certains militants politiques… Alors que l’Élysée abritait le 7 décembre une célébration religieuse, contribuant à brouiller les limites consacrées par la loi de séparation des Églises et de l’État, l’Ifop publiait le 8 décembre les résultats d’un sondage commandé par Elmaniya.tv, une chaîne laïque franco-arabe de création récente. Dans cette enquête, un échantillon représentatif de « 1 000 musulmans déclarés » témoigne par ses réponses de son imprégnation d’« une vision très ouverte de la laïcité associée à un soutien massif aux manifestations de religiosité dans la société en générale et à l’école en particulier ».
Autant le dire, ces chiffres – auxquels on se reportera au bas de cet éditorial – sont alarmants si l’on considère cette « vision ouverte » de la laïcité comme la contestation même de son essence et la remise en cause, plus que problématique, d’un principe fondateur de l’égalité et de la liberté dans notre pays. Lorsque 78 % des sondés jugent la laïcité discriminatoire envers les musulmans, quand les trois quarts d’entre eux expriment le souhait d’un retour au régime concordataire précédant l’adoption de la loi de 1905, quand les contestations d’enseignement scolaire sont soutenues par la moitié d’entre eux ou qu’ils sont tout aussi nombreux à revendiquer le droit des élèves à « ne pas assister aux cours dont le contenu heurterait leurs convictions religieuses », il faut le dire, la République se trouve face à un défi d’une ampleur inédite ! On objectera qu’il s’agit là de l’opinion exprimée par une minorité de Français. Mais comment se satisfaire du constat d’une rupture philosophique chez une part importante de nos concitoyens et concitoyennes avec les principes fondateurs de notre République ? Comment vivre avec une brêche au sein de la communauté nationale instituée par le Constitution du 4 octobre 1958 ? Comment renverser une tendance qui s’affermit avec le temps et rend difficile la compréhension mutuelle sur des sujets essentiels qui jalonnent l’existence ? Comment convaincre du fait que le contraire d’une « vision ouverte » de la laïcité n’est pas une vision « fermée » ? Que la laïcité demeure, dans une société soumise à de vives tensions et à des entreprises de fragmentation du corps social, un ciment qui préserve la cohésion nationale en garantissant à chacun la liberté de conscience et celle de croire ou de ne pas croire ?
À ces questions pressantes, il faut aujourd’hui des réponses claires, démystificatrices et dépourvues d’ambiguïtés. Sur ce plan, l’État ne peut être qu’exemplaire dans sa vigilance et son exigence.
Les chiffres clés de l’enquête de l’Ifop
François Kraus, Directeur du pôle Politique / Actualités – Opinion & Stratégies d’Entreprises
1 – Dans un contexte marqué par l’interdiction des abayas à l’école publique (3 septembre), une très large majorité des Français musulmans (78 %) partage le sentiment que la laïcité telle qu’elle est appliquée aujourd’hui par les pouvoirs publics est discriminatoire envers les musulmans.
2 – Les trois quarts des Français musulmans souhaitent un retour au régime concordataire appliqué en France jusqu’au vote de la loi de 1905 : 75 % d’entre eux se disent favorables au « financement public des lieux de culte et des religieux des principales religions (curés, popes, rabbins, imams…) comme c’est le cas en Alsace-Moselle pour certains cultes ».
3 – D’autres revendications passent par l’abrogation de dispositifs empêchant l’expression vestimentaire de leur religion dans l’espace public. Ils soutiennent ainsi massivement le droit des athlètes français(e)s à porter des couvre-chefs religieux aux prochains JO en France (75 %).
4 – Près de 20 ans après son application, les Français de confession musulmane sont toujours massivement opposés à la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école. En effet, les deux tiers d’entre eux (65 %) se disent favorables au port de couvre-chefs à caractère religieux (voile, kippa…) dans l’enceinte des collèges et lycées publics.
5 – Les musulmans soutiennent massivement aussi d’autres formes de manifestations de religiosité dans l’espace scolaire tel que le port de signes religieux par les parents accompagnateurs faisant action d’enseignement (à 75 %) ou l’introduction de menus à caractère confessionnel (viande halal, viande casher…) à la cantine (à 83 %).
6 – Enfin, environ la moitié d’entre eux soutient également une remise en cause du principe de neutralité religieuse dans le cœur des enseignements, revendiquant par exemple le droit des jeunes filles « à ne pas assister aux cours de natation pour des raisons religieuses » (à 57 %) ou des élèves à « ne pas assister aux cours dont le contenu heurterait leurs convictions religieuses » (à 50 %).
7 – Si l’interdiction des abayas annoncée à la rentrée a fait l’objet d’un quasi-consensus dans la population générale (81 % des Français approuvent cette interdiction), rares sont les musulmans (28 %) à soutenir la décision du nouveau ministre de l’Éducation nationale.
8 – Leur rapport particulier à la laïcité n’empêche pas la plupart des musulmans (78 %) de condamner totalement le meurtrier de Dominique Bernard à Arras mais leur condamnation manque de fermeté : les personnes n’exprimant pas une condamnation totale de l’assassin sont trois fois plus nombreuses dans les rangs des musulmans (16 %) que chez l’ensemble des Français (5 %), notamment parmi les élèves scolarisés actuellement dans l’enseignement secondaire ou supérieur (31 %).