Par Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Instrumentalisation et dévoiement de l’Histoire, éditorialisation de la politique, mise à feu du champ médiatique, personnalisation du débat public… Avec le polémiste Éric Zemmour, il y a quotidiennement matière à commentaires, réactions et scandales. Avec l’hyper focalisation sur le personnage, le rythme de ses sorties provocatrices qui entendent pourfendre la « bien-pensance », le politiquement correct, la prétendue féminisation de notre société et son islamisation extrême, avec l’effet de chambre d’écho sans fin et sans fond des réseaux sociaux, comment ne pas, aujourd’hui, céder au doute et à la perplexité ? Le personnage peut en effet allègrement amalgamer islam et islamisme, qualifier de « liberticides » des lois dites « mémorielles », qui n’ont jamais empêché les chercheurs de faire leur métier, ou la législation contre le racisme, qui ne sanctionne – et encore, lorsque la provocation à la violence est des plus explicites – que l’injure et la diffamation. Il peut réécrire le passé, s’asseoir sur la mémoire des morts, insulter les vivants, réhabiliter Vichy, cliver et incendier, en donnant la conviction à ses aficionados que cette atomisation du débat public est autant un bienfait démocratique que l’acte de purification dont notre pays aurait le plus grand besoin. Il peut brandir, aussi, jusqu’à écœurement l’argument du déclin, dans une vision crépusculaire dont il faudrait sérieusement interroger les ressorts psychanalytiques, sinon complotistes.
Misère…
En plus d’un air du temps, cette omniprésence est aussi rendue possible par l’économie actuelle de l’information, du monde des algorithmes, de l’empire du scoop et du buzz, qui relègue à l’arrière-plan l’analyse de fond et invisibilise la nuance. Les citoyennes et les citoyens auraient toutes les raisons de s’en inquiéter, car la contrefaçon et l’imposture, lorsqu’elles servent à la fois de cap et de baromètre, annoncent des traversées houleuses.
Et pourtant… « Quand on pense qu’il suffirait que les gens arrêtent de les acheter pour que cela ne se vende plus… », déclarait ironiquement Coluche, en 1979, au sujet de certaines « conneries » qui passaient à la télévision. L’humour et les critiques – l’humoriste le savait bien – n’ont jamais empêché lesdites « conneries » de fructifier, obéissant à la loi du marché, et de rapporter, souvent gros, à leurs auteurs. Il est loisible d’imaginer qu’à notre époque, où les cafés du commerce numériques ne ferment pas, les chances sont d’autant réduites d’entraver la marche irréfrénable de la punchline populiste et du hashtag assassin.
Faut-il pour autant se mettre à la remorque du polémiste dont la raison d’être est précisément l’indignation qu’il cherche à susciter et les exaspérations indignées qui lui servent de carburant ? Répondre pied à pied à ses sentences qui sont autant de transfigurations du réel que des coups de canif dans le pacte républicain ? Faut-il se soumettre à l’agenda de ses petites phrases, quand celles-ci fusent sans retenue et qu’elles tournent en boucle dans un espace qui tient plus de la bulle que de la Toile ? Il y a là un dilemme qui n’a rien de fondamentalement inédit mais dont l’identification et le rappel sont en soi une nécessité : dîner avec l’ogre, c’est lui servir de repas, déserter sa table, c’est aiguiser son appétit. Il faut donc faire avec l’ogre, mais ouvrir d’autres tables, proposer d’autres menus…
Pluralisme
Rien n’oblige à courir vers le gouffre et à s’abîmer intellectuellement dans un combat illusoire contre une radicalité dont les spécialistes savent bien qu’elle est sa propre raison d’être. La polarisation sur un individu et ses obsessions pourrait avoir un effet semblable à ces usines à trolls, localisées à l’étranger, dont on redoute les effets dans le processus électoral national : le détournement des citoyens et citoyennes de la diversité des enjeux du scrutin, l’éloignement de la réalité complexe de questions cruciales qui ne sauraient être tranchées au hachoir idéologique, l’installation d’une confrontation binaire dont la démocratie ne peut sortir gagnante.
Faisons le pari des débats, de la décentration et du foisonnement des idées, dans un pays où la liberté d’expression n’est pas un vain mot et qui a en la matière une tradition éprouvée. Dans une France où il n’y a ni répression de l’opinion ni police de la pensée, où le goût de la République et celui des libertés fondamentales demeurent très largement partagés – et plébiscités.
En voulant les défendre, mais en aspirant à rendre coup pour coup, prenons garde de ne pas devenir les agents actifs d’une asphyxie démocratique que nous dénonçons, les complices d’un appauvrissement du champ des idées dont la jachère ne profite qu’aux extrêmes et aux obscurantistes
Ouvrons grand la carte, salivons devant les formules – car il n’y a pas de plat unique – et faisons bonne chère du pluralisme !