Emmanuel Debono, rédacteur en chef
Un an. La date n’est que symbolique mais elle permet de faire le point. La publication de la radiographie de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) et de l’American Jewish Committee (AJC), réalisée par l’Ifop, vient confirmer les tendances précédentes, à savoir l’enkystement durable et profond de l’antisémitisme dans notre paysage politique, social et culturel. Autrement dit, ce que les éditions antérieures de ce baromètre avaient pointé est très largement corroboré par cette étude, comme par l’ensemble des enquêtes qui ont été publiées sur le sujet depuis des mois.
Entre intifadistes en herbe et profiteurs de haine
De fait, l’alarme a été tirée de longue date et les appels à la vigilance paraissent aujourd’hui quelque peu désuets. Les statistiques annuelles des agressions antisémites témoignent d’un fort étiage depuis le début des années 2000, avec le début de la seconde intifada. Les opérations militaires contre le Hamas contrôlant Gaza, véritable forteresse militaire où les civils ont été pris en otage par des dirigeants terroristes, ont en commun avec les attentats antijuifs commis sur le territoire français de faire grimper les chiffres de la honte. Ainsi en va-t-il de la logique antisémite : le sang des juifs appelle le sang des juifs.
Aux escrocs qui ont pu affirmer que l’antisémitisme était « résiduel » dans notre pays, aux complices du Hamas qui diabolisent Israël, aux élus de la France insoumise qui, trahissant la dignité de leur fonction, n’ont de cesse de chercher à enflammer l’opinion, à cette jeunesse qui, se disant éprise de justice, a repris les mots d’ordre les plus radicaux contre Israël et les « sionistes », aux intifadistes en herbe qui rêvent de bûchers, aux délicats que le mot « terroriste » heurte mais que celui de « génocide » excite, et qui se sont perdus dans les tréfonds de l’indignité, cette radiographie présente le résultat concret de leur sinistre besogne. Et c’est, au-delà des premières victimes, les piliers de la République qui accusent le coup.
La République ébranlée
Car quelle liberté invoquer quand des hommes et des femmes sont menacés dans leur quotidien, doivent se censurer et adopter des stratégies d’invisibilisation pour ne pas devenir les proies d’authentiques salopards ? Quelle liberté, lorsqu’une propagande abjecte se déverse sur les réseaux sociaux sans que les responsables de ces plateformes ne soient véritablement inquiétés dans leurs basses œuvres de désinformation ? Quelle égalité, quand la haine s’invite dans le quotidien, à l’école, à l’université ou dans l’espace public, et oblige à se conduire en citoyen de seconde zone, pour ne pas avoir à subir les sarcasmes, les insultes ou la violence de l’entourage ? Quelle fraternité lorsque la douleur de ceux qui sont blessés dans leur chair ne suffit pas à certains : il faut encore la piétiner au nom d’un humour lâche qui ose tout… Quelle fraternité quand, au refus de condamner les crimes du 7 octobre 2023, piètrement qualifiés d’actes de « résistance », a succédé, sans transition, la dénonciation d’un prétendu « génocide israélien » ?
Ainsi en va-t-il de la logique antisémite : le sang des juifs appelle le sang des juifs.
En s’attaquant aux fondamentaux de la République, l’antisémitisme désagrège la nation. Au lendemain de la Nuit de Cristal, en novembre 1938, l’écrivain Léon Pierre-Quint traduisait en ces termes, dans Le Droit de Vivre, la situation des juifs en Allemagne : « Ainsi peu à peu le Juif est-il acculé au suicide. Le Juif seulement ? Le communiste n’est-il pas assimilé au Juif ? Le démocrate au communiste ? Le catholique au démocrate ? » La France de 2024 n’est pas l’Allemagne nazie de 1938 mais l’analyse vaut pour ce qu’elle dit de la nature corrosive de l’antisémitisme. On peut à ce titre saluer les 76% de Français qui pensent que « l’antisémitisme est un problème qui concerne la société dans son ensemble », tout en doutant qu’ils aient tous bien saisi qu’au-delà de la solidarité morale, c’est tout l’édifice démocratique et républicain qui est sur la sellette. Ainsi, derrière certains chiffres qui rassurent sur la prise de conscience du « problème antisémite », se profilent les limites d’une indignation sincère mais qui ne suffit plus – et n’a jamais suffi à dire vrai.
Se débarrasser du fardeau de l’histoire
Parmi les enseignements de cette étude il y a principalement le fait que les moins de 35 ans sont nombreux à ânonner les mantras de l’antisionisme radical. 40% d’entre eux estiment que les Israéliens se comportent comme les nazis à l’égard des juifs, une stigmatisation qui en dit long sur la volonté de se débarrasser d’un héritage historique jugé trop encombrant ; 39% d’entre eux pensent que « la création d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste », ce qui témoigne, là aussi, d’un contresens historique. Cette libre parole de haine, qui exalte les bouffeurs de juifs de toutes obédiences, se présente comme la quintessence absolue des combats émancipateurs et progressistes. Par son refus de l’histoire et son manichéisme militant, elle n’est pourtant que régression. Car vous pouvez reprendre cent fois le déroulement des faits, définir le sionisme dans ses expressions les plus variées, les circonstances de la création d’Israël, les guerres qui l’ont suivie, l’antisémitisme éradicateur qui anime les groupes terroristes ou encore le rôle de l’Iran et de ses proxys dans la déstabilisation de la région, rien n’y fait : il faut que les « sionistes » soient racistes et que leur crime soit maximal, pour que toute entreprise à leur encontre, même dans sa brutalité la plus extrême, puisse trouver un début d’excuse voire de légitimité.
Un antisémitisme musulman
La radiographie apporte une fois de plus confirmation du fait que les préjugés et la haine antijuive se manifestent chez les Français de confession musulmane avec une plus forte intensité que chez les autres Français. Plusieurs chiffres de l’enquête l’attestent ici ; bornons-nous à ces 22% des Français de confession musulmane et ces 27% chez les moins de 35 ans de la même confession, qui considèrent le Hamas avec « sympathie ». Les terroristes du Hamas, biberonnés aux Protocoles des Sages de Sion, auteurs de massacres abominables, de tortures, de viols et de sévices, et d’une prise d’otage monstrueuse, point de départ d’une guerre dramatique qui dure depuis douze mois, inspirent donc la « sympathie » à une partie de nos concitoyens et concitoyennes. On croit mal lire, on plonge dans la perplexité, et puis l’on s’interroge sur les modalités qui pourraient contrecarrer cette vision qui obère l’avenir. Quel avenir commun construire, en effet, avec des compatriotes qui souhaitent votre souffrance et votre disparition ?
Un antisémitisme musulman, donc, comme il existe ou exista un antisémitisme chrétien, qui, pas plus que le second ne saurait caractériser l’attitude de l’ensemble des fidèles, mais qu’il faut oser nommer sans tergiverser, et contre lequel il faut agir avec la plus grande fermeté.
En finir avec la République indignée
L’urgence de l’action est finalement la seule conclusion de cette radiographie, quand on la considère à la suite des précédentes : l’antisémitisme évolue comme un cancer qui métastase la société et détruit ses défenses. Voulons-nous l’effondrement des principes républicains et des valeurs démocratiques ? Alors continuons à appeler machinalement à la vigilance et à nous indigner de manière rituelle. Voulons-nous enfin agir contre ce fléau qui corrode les esprits et s’infiltre dangereusement dans ceux des plus jeunes ? Alors renonçons aux vœux pieux et aux postures convenues. Que les responsables politiques, les élus, les chefs de partis, de syndicats et d’associations, les dirigeants d’entreprises et d’administrations, les personnalités du monde des arts et du sport, les influenceurs de tous ordres portent ostensiblement le fer dans la plaie : les Français suivront puisqu’ils s’inquiètent dans leur majorité de la situation. Davantage d’éducation, de formation, de messages institutionnels, de sanctions et de condamnations, partout, plus fort, plus vite. Quand le malade a la gangrène, on évite le sparadrap.
>> Accéder à la Radiographie de l’antisémitisme en France (octobre 2024)