Alain David, ancien directeur de programme au Collège international de philosophie
À la fin de l’année 2023, j’ai pu assister à un séminaire à la FMSH (Fondation Maison des sciences de l’homme), la séance animée par des sociologues réputés étant consacrée à la laïcité, sur la base d’une enquête d’opinion effectuée auprès de « jeunes Français de 18 à 30 ans »1« Le rapport des jeunes Français à la laïcité dans un monde globalisé », enquête réalisée par l’institut Kantar Public pour le Laces (université de Bordeaux) et le GSRL (EPHE-PSL/CNRS) avec le soutien de l’Institut universitaire de France.. Plusieurs paramètres furent mis en exergue, le rapport à la religion, l’orientation politique, l’origine sociale etc., en fonction desquels deux tendances de la laïcité ont été dessinées, l’une qualifiée de « plus ouverte et tolérante », acceptant par exemple le port des signes religieux à l’école, l’autre apparaissant comme « autoritaire », la laïcité devenant entre les lignes, voire explicitement, une sorte d’instrument forgé pour combattre l’islam.
J’ai ressenti cette séance comme à la fois décevante – parce qu’au regard de l’éminence des chercheurs présents on pouvait espérer davantage que la caution apportée à une idéologie d’ambiance – et néanmoins représentative du type de malentendu qui affecte le débat contemporain. Je dirai, pour aller à l’essentiel en reprenant à mon compte une intuition d’Emmanuel Debono dans un échange récent qu’il avait eu sur France Culture avec Nonna Mayer2« Les termes du débat », France Culture, 3 novembre 2023 : « Antisémitisme », avec Nonna Mayer et Emmanuel Debono., que le malentendu réside dans l’opposition entre le quantitatif et le qualitatif, dans l’irréductibilité d’un qualitatif dont le point de vue dit scientifique ignore la spécificité, ce point de vue postulant que le quantitatif serait le réel face aux incertitudes ou approximations d’un qualitatif livré à l’incertitude des ressentis.
La jeunesse
Ce fut, dans le séminaire, notamment le cas de la notion de « jeunesse » appréhendée sommairement à partir de l’âge. Ce critère est d’évidence hors d’état à lui seul de donner accès à la richesse et la complexité de ce que signifie en lui-même le mot « jeunesse ». Pourquoi par exemple 18 ans : « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », écrivait Rimbaud : mais l’est-on davantage à 18, et « la vie » – qui passe alors si lentement – je pense (séjournons quelques instants supplémentaires avec les poètes) à l’Apollinaire du Pont Mirabeau : « Comme la vie est lente. Et comme l’espérance est violente » – voire la vie qui passe si rapidement, cette vie même n’est-elle pas le registre de bouleversements intérieurs dont l’expression juste reviendrait plutôt à la poésie qu’au tableau statistique ?
Le phénomène religieux en sa vérité
Cette question devient plus dirimante encore si on se tourne vers l’objet spécifique qui était celui de ce séminaire : la laïcité, c’est-à-dire, qu’on le veuille ou non, un certain rapport au phénomène religieux. Or « l’enquête d’opinion » accorde-t-elle à ce phénomène sa valeur ? Peut-elle faire par exemple la différence entre les « réponses » qui auraient été celles de saint Augustin ou d’Averroès, de Pascal ou de Péguy, et celles d’un charismatiste ou d’un platiste ? Autrement dit l’enquête n’interroge pas le phénomène de la foi en sa vérité et ignore de façon générale l’incidence de la question de la vérité dans l’appréhension de la réalité. Celle-ci reste une statistique.
Désignons comme idéologie les idées qui, sans égard à la question de leur vérité, consacrent une identité. La foi se distribue alors en groupes identitaires, implicitement autorisés dans l’enquête par la sympathie accordée à l’appartenance qui la porte, et, a contrario, par l’hostilité à l’idéologie à laquelle elle s’oppose.
Dès lors, puisque c’est le nombre qui fait foi, la foi est rapportée dans l’enquête non pas à « Dieu », qui en serait l’objet – mot lui-même devenu incongru : « Dieu » m’avait dit un jour Levinas en un sourire, « passez-moi l’expression » – et comme tel mot abandonné à la conviction éventuellement violente de ceux qui s’en saisissent, alors même qu’il fut l’une des clés de toute l’interrogation occidentale sur la vérité – mais au nombre de ceux qui en témoignent.
Le nombre fait foi, doublement : pour ceux qui se comptant les uns les autres dans leur foi, se sentent légitimés par lui ; pour ceux qui, sans en être, accordent par idéologie l’autorité de cette foi aux premiers.
Désignons comme idéologie les idées qui, sans égard à la question de leur vérité, consacrent une identité. La foi se distribue alors en groupes identitaires, implicitement autorisés dans l’enquête par la sympathie accordée à l’appartenance qui la porte, et, a contrario, par l’hostilité à l’idéologie à laquelle elle s’oppose.
Dans le débat du séminaire, par-delà les circonvolutions complexes déployées – trois heures durant – l’opposition revenait donc à ceci : les « tolérants », tenants d’une laïcité « ouverte », face à une laïcité supposée « fermée », celle du groupe des anciens colonisateurs, porteurs des intérêts de ce qui figurait dans l’analyse marxiste comme impérialisme. S’agit-il d’une défense et illustration de l’altérité : mais chaque groupe pris comme tel se replie sur ses valeurs – et par exemple le thème, évoqué également au cours du séminaire, de l’intersectionnalité ne fait que multiplier les entités sacralisées et les registres du repli. La validation par l’appartenance ignore l’élément irréductiblement qualitatif associé à la question de la vérité – quant à la laïcité, à la question de la vérité de la foi telle qu’elle avait pu apparaître par exemple, ainsi qu’à beaucoup d’autres immenses témoins de la pensée, à Kant, lequel définissait, au seuil de la Critique de la raison pure, son projet par cette déclaration : « J’ai voulu abolir le savoir pour faire place à la foi. »
L’éthique de la discussion
Au-delà de l’épisode, à mes yeux significatif dans sa banalité – épisode qui interpellait aussi du fait de la qualité des personnalités présentes : des professeurs d’université français et étrangers, et même un professeur au Collège de France3On citera notamment François Héran et Philippe Portier. –, c’est la notion même de discussion qui, me semble-t-il, est en cause.
La discussion – parce que la démocratie c’est la discussion, la possibilité de sortir de l’entre-soi. Pourtant, jusqu’à quel point peut-on discuter ? Parle-t-on dans un débat de la même chose, voire de la chose même ? Certaines positions ne représentent-elles pas, par rapport à d’autres, des forteresses inexpugnables sur lesquelles bute l’argumentation, ceci au titre de la sacralisation de l’appartenance dont elles se réclament ? Il faut à cet égard, disent notamment des théoriciens contemporains de la démocratie (Karl Otto Apel, Jürgen Habermas, John Rawls…) une « éthique de la discussion », éthique qui repose sur l’argumentation, l’ajout d’une « rationalité communicationnelle » se superposant à la « rationalité instrumentale ».
Sans essayer de faire droit à la complexité de l’argumentation tenue, je voudrais observer que cette dernière suppose, dans toutes les occurrences des schémas qu’elle s’ingénie à construire, une certaine acception de la raison, laquelle veut alors toujours dire la présupposition d’un monde qu’il s’agit de rendre commun : ces penseurs satisfaisant ainsi au réquisit déjà posé par Aristote d’un monde, organisable par la raison ; et posant pour cela le caractère indépassable du principe de non-contradiction : « Il y a des gens, dit Aristote, qui (…) affirment que la même chose peut être et ne pas être. » Ces gens, poursuit-il, ne disent de fait rien du tout, et comme tels ne sont pas même des hommes : « Il est ridicule de chercher un argument contre qui ne dit rien (…) car un tel homme (…) est devenu semblable à une plante ».
La discussion au-delà d’Aristote
« Est devenu semblable à une plante » : cette dernière notation du livre Gamma de la Métaphysique me semble décisive pour la question de la discussion. Elle fait état de « gens » définitivement hors débat, s’exceptant même de l’humanité parce que dans la même phrase ils peuvent dire une chose et son contraire. Ne peut-on pas évoquer ici les « vérités alternatives » de Donald Trump, voire le cas des « démocraties illibérales » ? Mais également, encore davantage peut-être, ne faut-il pas penser à ceux qui dans le langage d’Aristote seraient « comme des plantes », privés de monde ? N’est-ce pas là cet événement extérieur à la discussion, mais faisant retour en elle tel la récurrence énigmatique d’une absence, le qualitatif en soi, le défi lancé par-delà nos habitudes trop aristotéliciennes par la modernité ; faire droit à cela, et à ceux qui sont si radicalement dehors qu’ils sont littéralement « quantités négligeables », néants quantitatifs, sans existence du point de vue de la totalité à laquelle ils n’ajoutent rien, invisibles pour l’objectivation, mais introduisant pourtant au titre de la discussion un élément infiniment précieux et nécessaire : le qualificatif, la qualité, de l’humanité.