Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
La dernière semaine de juin, je me trouvais à Paris. J’ai reçu un message alarmé de ma mère qui me demandait si j’étais en sécurité car quelques amis bien intentionnés lui avaient envoyé des images et des « nouvelles » des émeutes, avec des titres tels que « Paris brûle », « la guerre civile arrive en France », « les Parisiens sont en danger »… et ainsi de suite.
Pour la rassurer, j’ai allumé la caméra de mon téléphone pendant que nous discutions et que je marchais dans les rues, traversant la Seine d’une rive à l’autre et la laissant voir de ses propres yeux les gens aux terrasses des cafés, sur les quais, marchant le long du fleuve, assis sur des bancs, profitant de la nuit. « Mais j’ai vu les images d’incendies, de pillages et de combats… n’était-ce pas Paris ? Ils ont bien dit que c’était Paris ! » demandait ma mère, inquiète. En effet, lorsque j’ai visité quelques plateformes du web chinois, j’ai vu des images et des vidéos de chaos, de pillages et de bagarres, avec de grands titres en rouge, annonçant la fin de la société française en termes apocalyptiques, certaines images provenant d’ailleurs de manifestations antérieures. Si ces médias avaient été ma seule source d’information sur ce qui se passe dans le monde, j’aurais moi-même cru que Paris brûlait et que la France s’effondrait.
Choisir sa réalité
Quand j’étais enfant, il y avait des haut-parleurs partout pour nous donner des nouvelles, nous informer de la politique officielle, des consignes et règlements sur tous les aspects de notre vie. Les citoyens n’avaient certainement pas accès à des opinions ou à des informations provenant d’autres sources ni d’autres pays. Ceux qui écoutaient Voice of America dans la clandestinité le payaient lourdement s’ils étaient pris. Lorsque mon père fut arrêté sur ordre de Madame Mao, ce fut l’un des crimes dont on l’accusait.
Aujourd’hui, de nombreux Chinois se méfient, par habitude, des médias officiels. Pour eux, le web chinois, extrêmement actif, est rassurant. Il existe de multiples applications, TikTok et WeChat étant les plus connues au plan international alors qu’il y a, en réalité, de nombreuses autres plateformes pour « s’informer ». Même si elles se révèlent rarement fiables, les gens préfèrent se faire une idée de l’actualité par ces sources amateures et artisanales. Beaucoup croient que les discours qui leur semblent justes sont la réalité. Des versions qui confirment leur propre vision monde, leurs préjugés et même leurs pires craintes leur paraissent plus réelles et authentiques.
Tant de personnes souhaitent pouvoir dire : « Je le savais ! Je le savais ! », « Je vous l’avais bien dit ! » On sélectionne ses informations et sa réalité comme on achète de la nourriture ou une paire de chaussures. On choisit selon ses goûts et bien entendu, les professionnels du clientélisme en profitent largement.
La fabrique du mensonge
Il y a quelque temps, j’ai vu sur WeChat un court métrage présenté comme un « documentaire » dans lequel des scènes du film « Code Inconnu » (2000), avec Juliette Binoche, étaient utilisées pour propager des stéréotypes racistes à l’encontre des noirs. Le sens réel de la scène où un jeune noir interpelle un autre, blanc, pour avoir manqué de respect à une mendiante dans la rue à Paris en jetant un déchet sur elle, était totalement détournée ! Le sous-titre du clip piraté et la voix off décrivaient la scène comme suit : « Un garçon blanc au grand cœur donne 10 dollars (oui dollars !) à une mendiante blanche, un jeune noir réclame de l’argent et accuse le blanc de discrimination parce qu’il ne donne de l’argent qu’aux blancs. Lorsque le gentil garçon blanc refuse, le méchant noir commence à le battre… »
C’était là une invention totale, destinée à promouvoir les stéréotypes racistes contre les personnes issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne, tout en cherchant à inspirer la peur de Paris et de la France : « Voilà ce qu’est devenue la ville romantique de Paris… envahie par les noirs et les Arabes… » affirmait ce clip absurde et ignoble.
Des articles intitulés « la France brûle » ou « l’effondrement de Paris », accompagnés de photos de violences et de scènes angoissantes, répondent au goût de ceux qui cherchent le frisson à distance, fascinés par le désastre qui se produit loin de chez eux. Plus de clics, plus de cash, le business de la sensation vendue comme information fleurit partout.
Pourtant, après avoir passé du temps à lire les commentaires, il m’a semblé que de nombreux Chinois y croyaient. Des gens plutôt éduqués, qui préféraient croire un fake parce que son contenu était conforme à leurs préjugés et représentations.
Des amis travaillant dans les médias en Chine m’ont dit qu’il s’agissait d’un phénomène courant, car de nombreuses plateformes vivent de la fréquence des visites : le nombre de vues se transforme en publicité monnayable. Plus le contenu choque, plus il est remarqué. Tout est fait pour attirer l’internaute versatile, qui passe machinalement son doigt sur l’écran de son smartphone, attendant d’être diverti.
Alors des articles intitulés « la France brûle » ou « l’effondrement de Paris », accompagnés de photos de violences et de scènes angoissantes, répondent au goût de ceux qui cherchent le frisson à distance, fascinés par le désastre qui se produit loin de chez eux. Plus de clics, plus de cash, le business de la sensation vendue comme information fleurit partout.
L’idéologie vendeuse
Ce phénomène de préférence pour le fake, rassurant et divertissant, existe à l’échelle mondiale. En France, on a beaucoup parlé du business très lucratif des influenceurs qui promeuvent dans l’espace public des produits bas de gamme et de faux conseils de bien-être. Qu’il s’agisse d’un shampoing pour la repousse des cheveux ou de pilules promettant un corps parfait en quelques semaines, colporter le rêve, le bonheur, le sens de l’identité ou des doctrines religieuses, est devenu une entreprise juteuse.
Mais ces vieilles méthodes de bonimenteurs et de contrefacteurs ne se limitent pas aux marchands sans scrupules sur TikTok ou Instagram. Il arrive que des médias se livrent à de telles pratiques : au lieu de produits douteux, ils peuvent être amenés à colporter de l’idéologie, très prisée à une époque où les sentiments et ressentiments individuels ou communautaires sont érigés en réalité. Nourrir un public qui attend de se voir confirmer dans sa vision du monde peut s’avérer rentable, au plan financier mais aussi au plan électoral. Le phénomène pose d’autant plus problème quand il s’agit d’un média public.
Le 19 mai dernier, France Musique a mis en ligne un podcast sur la grande artiste américaine Nina Simone. Le compte de France Culture a tweeté : « Quand la jeune Eunice Waymon1Véritable nom de Nina Simone (1933-2003). commence les leçons de solfège, elle apprend, stupéfaite, qu’ « une blanche égale deux noires ». » La citation s’avère totalement fictive, et pourtant, même après que Libération2Libération (Checknews), 22 mai 2023. et Le Figaro3Le Figaro, 26 mai 2023. ont publié des articles démystifiant cette prétendue conversation historique entre la jeune Nina Simone et son professeur, France Culture ne s’est pas excusée auprès de ses auditeurs et n’a pas reconnu cette erreur. Le podcast sur le site de France Musique a conservé pour titre « Une blanche égale deux noires », pour le premier épisode consacré à cette grande artiste. Son engagement réel contre la discrimination raciale et sa contribution remarquable à la musique et à l’universalisme n’avaient pourtant besoin d’aucun « d’embellissement » pour être considérés comme dignes d’intérêt.
Défense du discernement
J’avais pu immédiatement balayer auprès de ma mère les fake news diffusées sur les réseaux sociaux chinois, au cours d’une simple balade au bord de la Seine. Mais les faits tronqués, les demi-vérités, les mensonges flagrants sur la science, l’histoire, la justice sociale, la liberté, et la démocratie, qui sont cautionnés par les médias publics que ce soit en France, aux États-Unis, en Chine ou en Russie, sont des incendies beaucoup plus difficiles à éteindre.
Les Chinois ont une expression pour décrire l’art du faux et ceux qui en profitent : « Quand les yeux de poisson sont vendus comme des perles. » Si elle n’est pas protégée et préservée avec soin et courage, notre capacité collective à reconnaître la vérité et les faits pourrait bien devenir une perle rare, menacée d’extinction, dans une marée d’yeux de poissons.
Au point que nous pourrions un jour finir par croire à l’unisson un haut-parleur invisible qui nous dirait qui nous sommes et comment vivre notre vie.