Zhang Zhang, violoniste et entrepreneure sociale, membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, fondatrice de ZhangOMusiq
Ces derniers temps, j’ai reçu davantage d’insultes racistes sur X, en particulier depuis le 7-Octobre. Ceux qui voient dans le Hamas un mouvement de résistance plutôt qu’une organisation terroriste ont tendance à utiliser mes origines comme point focal dans l’intention d’humilier et de dégrader celle qu’ils considèrent comme une « complice du génocide et du sionisme ». Face à ces attaques primaires, mesquines et pleines de rage, je me suis souvent demandée si une telle haine était due à l’éducation que ces personnes avaient reçue depuis l’enfance ou à une idéologie à laquelle ils auraient adhéré plus tard au cours de leur existence ?
Des masques et des couleurs
J’ai grandi en Chine à une époque où les personnes que je fréquentais quotidiennement me ressemblaient. Il n’y avait alors pas beaucoup d’étrangers visibles ; ceux qui étaient autorisés à venir en Chine à la fin de la Révolution culturelle étaient pour la plupart confinés dans une zone située au nord-est de la ville, les quartiers diplomatiques, à l’écart de la population générale. Les êtres humains que je voyais autour de moi étaient tous d’origine est-asiatique. À une exception près : tante Tomyris, la meilleure amie de maman depuis l’âge de 12 ans. Elle avait de belles boucles blondes et des yeux verts, étant une descendante du peuple Tiele dont les ancêtres étaient arrivés en Chine par les routes de la soie des siècles auparavant. Tante Tomyris avait deux fils d’à peu près mon âge, Ehmet et Bakhtiyar, qui parlaient parfaitement le mandarin et qui étaient de bons copains. Le fait qu’ils aient des couleurs d’yeux et de cheveux différentes de celles de leur entourage et qu’ils ne mangent pas de porc n’a jamais été un sujet. C’était la famille.
Alors que la diversité d’apparence était très peu visible autour de moi, j’étais consciente que la couleur de la peau était un élément significatif. Non pour des raisons ethniques mais plutôt comme un identifiant caractéristique. À cette époque-là, je rêvais secrètement de rejoindre l’opéra de Pékin en tant que Dao Ma Dan (un rôle de combattante) et je prêtais beaucoup d’attention aux masques et aux histoires qu’ils racontaient. Les masques de l’opéra de Pékin présentent des distinctions claires par les couleurs. Le rouge représente la loyauté et le courage, le blanc la fourberie et la trahison, le noir la franchise, le jaune la férocité et le sang-froid, le bleu la force et la primauté, le vert la ténacité et la chevalerie, et l’or et l’argent les fées, les démons et les dieux. J’ai appris que les couleurs de peau symbolisaient et représentaient les valeurs morales, puissance physique et spirituelles. Certaines de mes personnalités préférées portaient des masques noirs : le Seigneur Bao, qui était le plus juste des hommes et qui résolvait de nombreux mystères en protégeant les faibles et les pauvres, et ZhangFei, l’un des célèbres généraux des Trois Royaumes qui était loyal et intrépide, étaient mes modèles, parce qu’ils étaient courageux et justes. Mon personnage préféré était le magnifique Sun WuKong, qui a commencé sa vie comme singe de pierre et est devenu un grand guerrier espiègle et libre. Son visage était d’or et d’argent car il était immortel, avec un peu de rouge pour montrer son dévouement au Bouddha.
Les masques de l’opéra de Pékin présentent des distinctions claires par les couleurs. Le rouge représente la loyauté et le courage, le blanc la fourberie et la trahison, le noir la franchise, le jaune la férocité et le sang-froid, le bleu la force et la primauté, le vert la ténacité et la chevalerie, et l’or et l’argent les fées, les démons et les dieux.
Enfant, chaque fois que je voyais quelqu’un avec un visage en rougeur, que ce soit à cause du sport, du soleil ou de l’alcool, je le considérais automatiquement comme celui de quelqu’un de bien. Les autres couleurs étaient moins nettes, car personne, dans la vie réelle, n’a de visage comme ceux des masques d’opéra, mais des expressions telles que « petite tronche blanche » (pour décrire les jolis jeunes hommes) ont toujours suscité en moi un sentiment d’aversion. En Chine, j’étais considérée comme ayant la peau « foncée », ce qui, pour de nombreuses filles chinoises, s’apparente à un défaut, presque un handicap, mais je n’avais aucun problème à être désignée comme la « marcassin encré »… Être blanche était bien pire ! Seuls les méchants ont le visage peint en blanc !
Racisme primaire
La première fois que j’ai été confrontée au véritable racisme, ce fut vers l’âge de 6 ans. Une des petites sœurs de mon père m’a emmenée rencontrer des amis dans un hôtel du centre de Pékin. Nous attendions dans le hall lorsqu’un homme très grand, dont le visage était aussi noir que les touches du piano de ma mère, s’est dirigé vers nous. Il m’a beaucoup impressionné. Il y avait quelque chose d’imposant et de majestueux chez lui, l’homme me vit lever les yeux vers lui, s’arrêta et me sourit, avec de belles dents d’un blanc brillant, contrastant avec sa peau d’ébène d’un noir splendide comme la meilleure encre de calligraphie. Je ne sais pas si je lui ai rendu son sourire car j’étais totalement fascinée. Ma tante s’est soudainement penchée vers moi et a dit à voix haute : « Regarde cet homme, ne ressemble-t-il pas à un gorille géant ? » Avant de s’esclaffer.
Je me souviens m’être sentie confuse, comme si ses paroles m’avaient soudainement fait basculer dans quelque chose de laid, alors que j’étais pleine d’admiration et de curiosité en regardant cet homme grand et amical, qui me souriait si gentiment. Il ne ressemblait pas à un singe, mais plutôt au légendaire Juge Bao, dont on disait qu’il avait un visage aussi sombre que la nuit et qu’il était le plus juste et le plus sage des hommes. Cette tante a déménagé aux États-Unis dans les années 1980. Bien que devenue citoyenne d’une société multiculturelle, elle a conservé ses préjugés, comme l’une de ces Chinoises qui s’agrippent à leur sac à main et s’enfuient dès que quelqu’un à la peau plus foncée se trouve dans les parages (à moins qu’il ne soit très riche ou célèbre). Plutôt le genre de personne qui dit à ses amies : « Vous ne devez jamais acheter une maison dans ce quartier, il y a des Noirs ou des Latinos… ! » En revanche, elle aurait aussi été la première à se plaindre du racisme qu’elle aurait pu subir, réel ou non, si elle avait estimé ses intérêts en jeu. Heureusement pour moi, j’ai passé très peu de temps avec elle pendant ma jeunesse. Si j’avais été élevée par des parents comme elle, aurais-je adopté ces vils préjugés ? Aurais-je résisté à un tel environnement ?
Les mêmes yeux
Il y a deux ans, j’ai rencontré Aurore, une petite fille âgée de 3 ans et demi, en visite chez ses grands-parents à Paris, de bons amis. J’avais mon violon avec moi et nous avons improvisé une petite fête musicale. Aurore était émerveillée par mon instrument. Elle l’a essayé et nous sommes devenus copines. Elle était pleine de curiosité et de joie. À un moment, elle a levé les yeux vers moi et m’a dit avec un grand sourire : « Zhang, tu sais quoi ? Nous avons les mêmes yeux ! » J’ai été surprise par ces mots et immensément touchée, c’était une magnifique déclaration d’amitié.
J’étais peut-être la première personne asiatique qu’elle rencontrait, mais cette adorable petite fille avec ses cheveux châtains et ses yeux noisette, ronds et brillants, ne voyait pas du tout de différences nous séparant. L’essentiel n’est peut-être pas toujours invisible, quand on a l’âme pure et le cœur ouvert…
Je crois que tous les enfants naissent avec une nature aimante et joyeuse et qu’il est de notre devoir de les guider et de les encourager à préserver cette joie et cet amour pour la vie et pour les autres. Lorsque je suis confrontée à la haine aveugle, aux préjugés insensés, au racisme et à l’antisémitisme, je me remémore les paroles d’Aurore, retrouvant dans les beaux yeux de cette petite fille les raisons de continuer à œuvrer pour la paix et l’universalisme, pour que plus d’enfants puissent reconnaître et vivre ensemble la belle humanité que nous partageons, sans peur ni haine.