Jean-Jacques Cambier, journaliste
Le ciel nous est tombé sur la tête. Puis le sol s’est dérobé sous nos pieds. Après la sidération causée par le pogrom en Israël, « le plus grand massacre antisémite de notre siècle »1La formule a été employée par le président Emmanuel Macron lors de l’hommage national aux Français victimes du Hamas, le mercredi 7 février 2024., des actes antisémites se sont multipliés, en France comme ailleurs. L’impensable s’est ajouté à l’impensable. Le 7 octobre n’a pas seulement mis fin au « plus jamais ça », c’est aussi l’évidence de ce « plus jamais ça » qui a cessé de faire l’unanimité. Ce qui constituait jusqu’alors un socle commun s’est révélé fissuré. Il n’y a d’ailleurs pas eu l’équivalent d’un 11 janvier 2015 mais, le 12 novembre, une marche pour la République et contre l’antisémitisme regardée avec assez de suspicion par un grand nombre de Français pour qu’ils décident de ne pas y participer. Le chef de l’État lui-même n’a pas osé s’y risquer, préférant ne pas imiter le président François Mitterrand qui, en 1990, avait rejoint la marche organisée après la profanation du cimetière juif de Carpentras. Seuls quelque 200 000 manifestants, ce 12 novembre, ont donné le sentiment de vouloir maintenir la République à flot. Un trop petit nombre pour rappeler que lorsque le poison antisémite se répand, c’est toute la communauté des citoyens qui est malade.
Que nous est-il arrivé ? Plusieurs mois après le pogrom, on hésite à se formuler une telle question tant notre intranquillité républicaine peut apparaître secondaire au regard des violences de l’actualité. Cette intranquillité est submergée par l’angoisse et l’affliction. L’angoisse liée au sort des otages toujours aux mains du Hamas et l’affliction provoquée par une guerre qui ne tue pas que des terroristes islamistes et dont on ne parvient pas à imaginer l’issue. Mais, en deçà de l’angoisse et de la peine, cette intranquillité républicaine est néanmoins bien présente. Elle nous accompagne partout, tout le temps. La banalisation de l’antisémitisme constitue la toile de fond de nos débats démocratiques.
Négationnisme en temps réel
Un film d’Orson Welles, programmé par Arte de novembre à février, a pu faire écho au malaise ressenti. Il était impossible de visionner Le Criminel sans être renvoyé au moment présent. Dans ce film de 1946, dont le tournage a débuté alors que venait de s’ouvrir le procès de Nuremberg, un inspecteur de la Commission contre les crimes de guerre traque un ancien commandant d’un camp d’extermination nazi. Ce dernier s’emploie à se dissimuler sous une fausse identité dans une petite ville des États-Unis. Pour parfaire sa respectabilité, il épouse la fille d’un notable. L’une des scènes les plus saisissantes du film se déroule chez la famille de la jeune mariée. Pour faire connaître l’horreur de l’entreprise d’extermination à laquelle a participé celui qui a gagné leur confiance, l’inspecteur met en marche un projecteur et dévoile des images prises dans des camps de la mort. Ces images des camps surgissant au milieu d’un intérieur douillet disent tout d’un moment historique auquel aucune conscience ne saurait échapper. Mais ce qui frappe le spectateur contemporain du pogrom du 7 octobre, c’est la réaction sans ambiguïté des protagonistes du film : ils ne doutent à aucun moment de la réalité de ce qu’on leur montre, ils sont avant tout accablés par un crime contre l’humanité qu’aucun argument ne saurait relativiser. Cette réaction voulue par les scénaristes est en quelque sorte le centre de gravité du film. Un centre de gravité qui autorisera son dénouement.
Cette scène interpelle singulièrement aujourd’hui au regard du négationnisme en temps réel qui s’est opéré dès le lendemain du pogrom. Un négationnisme dont on se souviendra qu’il a notamment consisté à arracher les affiches des otages du Hamas. Impossible de regarder cette scène du Criminel sans méditer sur notre propre centre de gravité perdu. Mais faut-il pour autant regretter l’évidence du « plus jamais ça » que raconte le film ? La scène citée, imaginée en 1945, pourrait bien apparaître comme révélatrice de ce à quoi nous nous sommes peut-être trop limités durant des décennies : une dénonciation du mal misant sur la seule émotion qu’il suscite. Or, concernant le combat contre la haine des juifs, les pédagogues expliquent qu’il faut désormais dépasser la seule « mémoire lacrymale » pour engager les élèves dans l’analyse des mécanismes de l’antisémitisme2Voir « L’école à l’épreuve de l’antisémitisme », Jacqueline Costa-Lascoux, Le Droit de Vivre, n° 688..
Désertions et volte-face
Les atermoiements et polémiques liés à l’organisation de la marche du 12 novembre n’auront pas aidé à comprendre de tels mécanismes. La désertion d’une partie de la gauche et le volte-face de l’extrême droite sur le sujet ont au contraire contribué à brouiller les repères. Lorsque l’on sait que l’antisémitisme ne repose pas que sur des préjugés mais sur des mythes délétères se fichant profondément dans l’âme humaine, on ne peut que douter de la soudaine conversion du Rassemblement national au combat contre l’antisémitisme. Quand Jordan Bardella prétend que son parti est « pour beaucoup de Français de confession juive un bouclier »3Jordan Bardella invité du Face à Face sur RMC, le 9 octobre 2023., il vend ensuite la mèche en déclarant qu’il ne croit pas que le fondateur du FN était antisémite4Jordan Bardella invité de BFMTV le 5 novembre 2023.. C’est pourquoi, le 12 novembre, il était d’autant plus poignant de voir à Paris des adolescents avec des pancartes « C’est normal d’avoir peur ? » dans une marche talonnée par les héritiers de Jean-Marie Le Pen. Il fallait serrer les dents, lors de cette manifestation, pour supporter un tel voisinage.
On aurait pu comprendre ceux qui ont invoqué la présence du RN pour ne pas défiler s’ils avaient eux-mêmes organisé un événement similaire. Cela n’a pas été le cas. Le combat contre l’antisémitisme ne fait plus recette à gauche. On mise à l’inverse sur la détestation d’Israël, on lâche la bride à un antisionisme forcené dont on fait mine d’ignorer l’antisémitisme qui le nourrit. Rappelons les mots de Vladimir Jankélévitch : « L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux5Vladimir Jankélévitch, Pardonner ? (1971), in L’Imprescriptible, Paris , Éditions du Seuil, 1986.. » Du côté de la France insoumise, on surfe ainsi sur les ressentiments. Le constat de l’historien Tal Bruttmann est sans appel : « Cela fait dix ans que Jean-Luc Mélenchon fait des déclarations antisémites, qui ne semblent poser aucun problème aux militants de son parti et à ses lieutenants qui viennent en défense de ses déclarations. (…) Mélenchon n’a jamais été condamné pour antisémitisme ? La belle affaire ! Marine Le Pen non plus. Mélenchon manie le dog whistling, c’est-à-dire les signaux qui sont compris par ceux qui veulent les comprendre6« Entretien avec Tal Bruttmann. L’historien de la Shoah face au 7 octobre », Stéphane Bou, k-larevue.com, 31 janvier 2024.. »
Donner du poids à la fraternité
Face aux abandons et aux dévoiements politiques, les amoureux de la République doivent réaffirmer leur propre centre de gravité. Or le combat contre le racisme et l’antisémitisme consiste aussi à donner plus de poids au mot fraternité de notre devise. Un combat qui ne saurait se calquer sur les agendas de politiques ayant perdu leur boussole républicaine. Il s’agit d’un travail patient où la dénonciation du rejet de l’altérité s’argumente inlassablement. On ne démystifie pas les superstitions de la haine d’un claquement de doigts. L’autre scène la plus saisissante du Criminel, c’est la mort du nazi. Le personnage interprété par Orson Welles s’est réfugié au sommet d’un clocher. Son épouse le rejoint. Elle s’est munie d’un revolver pour le tuer. Mais ce n’est pas son coup de feu qui causera la mort. L’horloge du clocher se déclenche et met en branle deux automates représentant la lutte du bien et du mal. Ce n’est pas le seul glaive du bien qui précipite le nazi dans le vide, c’est nécessairement le temps.