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Alain Bentolila, linguiste
Dans une période où critiquer les actions violentes du gouvernement israélien vaut au juif d’être qualifié de traître, dans un temps ou reconnaître le droit à l’existence de l’État d’Israël vaut au musulman d’être accusé d’apostasie, il est urgent d’imposer une stricte distinction entre « appartenance » et « identité ». Être juif ne nous définit pas et ne nous impose ni nos opinions ni nos actes. Être musulman ne fait pas notre identité et ne détermine pas nos engagements. Chacun se sont appartenir, par un hasard heureux ou non, à un « groupe » qui partage certaines croyances, certains rituels et certaines habitudes culturelles.
Cette appartenance, qui nous donne une personnalité et… « une saveur » particulière, ne définit pas pour autant nos identités singulières et n’efface en aucune façon la liberté intellectuelle de chacun. La distinction entre appartenance (x ∈ E) et identité (x = E) est donc absolument essentielle car c’est elle qui permet d’assumer nos différences et nos divergences et d’en faire un enrichissement mutuel, et non un prétexte d’exclusion. Et ceci sans pour autant trahir sa « communauté » ou avoir honte de ses racines.
Une appartenance ne se renie pas mais elle ne nous programme pas. J’appartiens à la communauté juive MAIS je revendique le droit de ne pas être sioniste ; tu appartiens à la communauté musulmane MAIS tu reconnais le droit à l’existence de l’État d’Israël. En bref, un état démocratique se doit d’autoriser toute appartenance religieuse, mais, surtout, il lui appartient de former chacun à exercer sa liberté de penser avec rigueur et discernement. Tout citoyen doit ainsi pouvoir analyser avec objectivité, profondeur historique et humanisme une situation dans toute sa complexité en refusant que quiconque, au nom d’une appartenance commune, vienne lui imposer une vision tronquée et stéréotypée ; c’est cette liberté d’analyse et d’engagement, singulièrement exercée, qui construit son identité.
Les apparences identitaires contre la culture
L’appartenance à une communauté confessionnelle et/ou culturelle contribue bien sûr à colorer notre personnalité d’une façon particulière ; elle la place au sein d’un réseau où l’on partage des comportements, des croyances et des goûts communs qui sont autant de signes de reconnaissance ; mais en aucun cas cette appartenance assumée ne doit nous dicter nos analyses politiques scientifiques ou sociales. En aucun cas elle ne doit aliéner notre liberté de penser et de juger.
Dans ces cercles de connivence, on ne parle qu’à ceux qui nous ressemblent, on ne propose sa pensée qu’à ceux dont on sait qu’ils l’accueilleront en toute complicité.
La médiocrité grandissante de médias qui flattent le communautarisme culturel et cultuel, la baisse progressive des exigences scolaires ont laissé s’installer une terrible inculture historique, littéraire, scientifique et spirituelle, qui affaiblit jour après jour la résistance intellectuelle de nos enfants. Pire encore, s’est généralisé une forme de méfiance envers tout ce qui exige un effort de réflexion. L’école a renoncé à l’ambition d’offrir aux élèves un « nourrissage culturel » leur offrant la merveilleuse diversité des textes profanes ou sacrés et la magnifique universalité des valeurs qu’ils portent. Les valeurs culturelles, sociales et spirituelles qui devraient irriguer notre intelligence collective ont ainsi cédé la place aux apparences identitaires, filles de l’entre-soi.
C’est notamment sur les réseaux dits « sociaux » que des jeunes, juifs ou musulmans, qui ont renoncé à partager un patrimoine commun de beauté, de vérité et de morale se laissent facilement séduire par ceux qui veulent donner un sens rétréci à leur existence et remplacer connaissances et valeurs établies par des croyances. Tout ce qui peut éclairer une douloureuse solitude, tout ce qui semble apaiser leur sentiment de néant, tout ce qui, enfin, compense une absence de repères spirituels et culturels est accueilli avec reconnaissance et sans questionnement : enfin élus, enfin accueillis, enfin reconnus !
La défaite de la langue et de la pensée
Et c’est ainsi que se sont forgées, dans un même renoncement, la défaite de la langue et celle de la pensée. Dans ces cercles de connivence, on ne parle qu’à ceux qui nous ressemblent, on ne propose sa pensée qu’à ceux dont on sait qu’ils l’accueilleront en toute complicité. En effet, plus on se connaît, plus on a de choses en commun et moins on aura besoin de mots justement choisis pour communiquer ensemble. En bref, si l’on s’adresse à un individu qui a les mêmes croyances, les mêmes illusions et la même absence de curiosité, cela « ira sans dire ». Lorsque monotonie, banalité et « déjà su » deviennent la règle d’un jeu intellectuel et linguistique perverti, point n’est besoin de mettre sa pensée en mots précis et soigneusement organisés.
La langue est faite pour recevoir le plus étranger parmi les étrangers, pour lui faire entendre les choses les plus étranges qui soient.
Dans ces cercles de connivence, lorsque le nombre de choses à dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l’on s’adresse est faible, l’approximation n’empêche pas la communication. Mais hors du cercle, lorsque l’on doit s’adresser à des gens qui ont une autre appartenance, cela devient alors un tout autre défi. Un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases ne donnent pas la moindre chance de relever le « défi de l’Autre ». L’entre-soi culturel ou cultuel engendre donc une inquiétante insécurité linguistique et intellectuelle. Ceux qui en souffrent sont incapables de conquérir des valeurs et des connaissances universellement reconnues et sont soumis aux croyances sectaires et aux rituels privés de sens.
La découverte plutôt que l’anathème
La langue n’est pas faite pour parler à un autre moi-même, à celui qui pense comme moi, qui a vécu où j’ai vécu, qui croit en le même dieu que moi. La langue n’est pas faite pour parler seulement à ceux que j’aime ; elle est faite, j’ose le dire, pour parler à ceux que je n’aime pas, pour leur dire des choses qu’ils n’aimeront sans doute pas, mais qui nous permettront peut-être de mieux vivre ensemble. La langue est faite pour recevoir le plus étranger parmi les étrangers, pour lui faire entendre les choses les plus étranges qui soient. On doit donc pousser obstinément nos enfants à élire au plus loin d’eux-mêmes celui qu’ils n’ont encore jamais vu pour lui dire des choses qu’il n’a jamais entendues. Il leur faut apprendre à pousser la langue dans ses retranchements ultimes ; à avoir le courage de la conduire là où « s’essoufflent les mots » en tentant de porter un peu plus haut des charges sémantiques « incongrues » qui parfois les écrasent.
C’est en effet sur ces hauteurs où se raréfie l’oxygène du pré-jugé et du pré-vu ; c’est là que la langue donnera le meilleur d’elle-même ; là où l’Autre est l’unique objet de tous nos désirs de comprendre et d’être compris. C’est sur ces hauteurs que la découverte l’emporte sur l’anathème, que la conquête du sens est à la fois une invitation et un défi, une promesse et une exigence. C’est aux confins du dire, à l’orée de l’indicible que la langue déploie toute sa puissance, mobilise tous ses moyens pour suspendre, un instant, un instant seulement, la tentation délicieuse de l’enfermement et échapper ainsi à la dictature de l’appartenance.
Ce que nous sommes ? Nous sommes le labeur et parfois la douleur pour comprendre l’Autre, obstinément ; nous sommes l’effort et parfois le tourment pour être compris de l’Autre, désespérément.
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