Par Emmanuel Debono
Dans une tribune publiée dans L’Obs le 9 avril 2021 et intitulée « Les coupables, ce sont les victimes » le sociologue Éric Fassin affirme que le racisme « est une discrimination systémique, à laquelle participent les institutions étatiques ». Ce qui frappe, d’abord, dans la démarche de l’universitaire, c’est l’opiniâtreté déployée pour circonscrire dans ce cadre étroit la définition d’un phénomène aussi complexe que multiforme. Sur la sellette, en particulier, le « racisme idéologique », qui ne se traduirait que par des théories, des idées et des mots. La focalisation présumée sur ces formes discursives, prêtée à un militantisme antiraciste d’arrière-garde, aurait conduit à une impasse et, surtout, à se détourner de l’essentiel : les discriminations. Le vrai sujet passerait inaperçu aux yeux de la « population majoritaire », attentive surtout aux manifestations racistes explicites et préoccupée d’étancher sa soif de justice dans la dénonciation de ces dernières.
L’incongruité d’une telle réduction ne réside pas dans la tentative de mettre en exergue les discriminations dans un tableau général du racisme où leur place est des plus légitimes mais dans le fait de chercher à disqualifier d’autres modèles d’interprétation. Ce parti pris permet de promouvoir un « antiracisme politique » pressé de faire table rase de l’héritage antiraciste et de disqualifier le paradigme dominant de l’universalisme. Ce récit iconoclaste peut séduire, il ne fait pas moins fi d’une histoire riche en traditions, courants et débats, qui ne cherche pas spécifiquement à accabler les « classes populaires », comme le prétend Éric Fassin. Il suffit de rappeler, à cet égard, que dans les années 1930, ce sont bien ces classes populaires que le mouvement antiraciste désignait comme le fer de lance de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme dans la société française. On objectera que la critique de l’auteur veut d’abord porter sur le temps présent. C’est pourtant bien l’Histoire qu’il mobilise et qu’il malmène, vraisemblablement parce qu’il l’ignore. Ce désintérêt pour la longue durée est dommageable pour la compréhension d’ensemble mais il est utile : il permet d’en réécrire les pages jusqu’à la caricature et d’ignorer le fait, par exemple, que les discriminations constituaient bel et bien un objet de débat politique, au plus haut niveau de l’État, dans la France d’après-guerre, et ce bien avant les avancées décisives des années 1990.
La République sur l’échafaud
La discrimination et l’idéologie sont des expressions complémentaires du racisme et de l’antisémitisme. Elles se nourrissent l’une et l’autre comme elles peuvent se manifester indépendamment. L’erreur consiste ici à faire prévaloir absolument la première sur la seconde, en négligeant, par exemple, la force du préjugé sur les attitudes et les comportements discriminatoires, en minimisant à tout prix le poids des idées et des représentations dans ce qui fait le lit desdites injustices structurelles. Le sociologue dissocie pourtant avec insistance les deux. « Tout se passe donc, explique Fassin au sujet de la période actuelle, comme si la prévalence des discriminations raciales finissait par autoriser la parole raciste. » Le raisonnement surprend : les saillies racistes de Zemmour, la théorie du « Grand remplacement » et le retour de l’ « idéologie raciste » ne seraient donc que le résultat, dans leurs diffusions au grand jour, d’une tolérance coupable – et générale – à l’égard des discriminations raciales ? Cette vision tourne délibérément le dos à l’histoire des idées pour privilégier une lecture renversée : loin d’être le fait des ennemis de la République, le racisme serait l’émanation de cette dernière. De phénomène exogène, il en devient la matrice.
Comment dès lors envisager autre chose qu’une révision complète du logiciel antiraciste ? Le voici redéfini comme une arme antisystème et non comme le référenciel des politiques d’État. Cette révolution repose sur l’introduction du concept de « race », au singulier, qui, précisent ceux qui récitent le bréviaire décolonial, n’aurait rien à voir avec « les races », lorsqu’elles sont appréhendées au pluriel. Une innovation ? Le mouvement antiraciste, en France, a pourtant toujours considéré l’expérience spécifique des victimes du racisme, au prisme de leurs « stigmates », sans chercher à la noyer dans une pseudo perspective universaliste, prétendument aveugle aux couleurs ou négatrice du fait racial ou religieux.
Ce qui n’avait toutefois qu’une valeur descriptive et qu’il s’agissait de transcender – et non de faire oublier –, est devenu le pivot de l’ « antiracisme politique », inscrivant dans le marbre d’une définition étrangère à toute préoccupation juridique, qui est définitivement victime du racisme et qui ne pourra jamais l’être.
Servitudes volontaire et assignations forcées
Les « nouvelles générations » seraient acquises, d’après Éric Fassin à cette révision théorique du racisme. Pas sûr toutefois qu’elle fasse l’unanimité en évacuant la possibilité d’un racisme des « victimes », sans que ne soit précisée non plus l’attitude à adopter face au « retour » de l’ « idéologie raciste ». De fait, sous la prétention d’une théorisation rigoureuse, la confusion règne. C’est la même appréhension partielle et partiale de la réalité qui conduit à botter en touche quand il s’agit de qualifier les insultes qui visent la personne qui, « traître aux siens », s’accommoderait d’un système raciste. « Arabe de service », « collabeur », « nègre de maison » : des insultes politiques et non raciales pour Éric Fassin.
Cela peut être entendu. C’est pourtant bien les acquis de la recherche sur le racisme idéologique, qui recommandent de ne pas minimiser le potentiel destructeur (d’humanité, de lien social…) de la référence « raciale ». La dénonciation récurrente de « Rothschild » est-elle politique ou raciale ? Poujade qui vitupérait au début des années 1960 les « vampires de haut vol », dont Rothschild était censé être l’incarnation, fit expliquer à ses juges, en 1962, qu’il visait une catégorie de juifs et non l’ensemble des juifs. Les juges le crurent. L’insulte « politique » avait bon dos… On objectera que l’homme politique n’était pas juif lui-même, alors qu’un « Arabe » insultant un autre « Arabe » ne peut être que dénué de toute intention raciste. Il faut pourtant bien partir « de l’expérience des personnes racisées », comme le préconise Éric Fassin, plutôt que « du point de vue de celles qui en sont accusées ». Il est de ce point de vue vraisemblable qu’une assignation forcée à la catégorie de « nègre », d’ « Arabe » ou de « beur », lorsque l’on ne revendique que sa citoyenneté française, participe d’un processus de racialisation brutal et préjudiciable. On pourrait ajouter que l’allusion à des ordres sociopolitiques criminels comme le nazisme ou l’esclavagisme induisent une lecture en creux qui enferme le blanc dans une culpabilité historique. La charge raciale de l’insulte « politique » est bien réelle.
De l’abus d’Orwell
Le problème actuel n’est pas, comme le prétend Fassin, qu’une « contre-offensive » chercherait à faire accroire l’idée que « les véritables racistes seraient les personnes racisées ». Il est dans le fait d’envisager le salut dans une approche rétrograde, remettant la notion de « race », fût-elle symbolique, au goût du jour, inspirant de nouvelles assignations. Est-ce vraiment une idée neuve ? Tout au plus, il faut le craindre, un effet collatéral de cette paresseuse et envahissante cancel culture.
« Sans la justice, vous n’aurez jamais la paix », scande le comité Adama Traoré comme le rappelle Éric Fassin, soucieux d’opposer ce slogan à un autre de son cru, qu’il attribue à celles et ceux qui, selon lui, fossoieraient l’antiracisme : « L’antiracisme, c’est le racisme. » Si l’auteur bornait explicitement sa cible à l’extrême droite, l’escroquerie et l’imposture qui caractérisent celle-ci justifieraient en effet une dénonciation intransigeante. Mais ce sont celles et ceux-là mêmes qui avancent sous le sceau de l’universalisme que ces salves atteignent en premier lieu. Martin Luther King défendait pourtant bien une ligne universaliste quand il déclarait qu’ « il n’y a pas de paix sans justice ni de justice sans paix ». La Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) ne s’y trompait pas, dans les années 1960, lorsqu’elle reprenait à son compte le leitmotiv du pasteur américain. C’était en 1966, après la décolonisation, et la « cause » progressait. Face à la ségrégation, l’Apartheid, la discrimination, l’antisionisme, la xénophobie, le négationnisme… le chantier de l’antiracisme était immense et les « choses », contrairement aux dires d’Éric Fassin, ne « semblaient » pas « simples ».
Cette « bruyante rhétorique orwellienne » que dénonce le sociologue, en vertu de laquelle les victimes seraient aujourd’hui érigées en « coupables », n’est pas le fait des défenseurs honnêtes de l’antiracisme universaliste. Ceux-là refusent simplement que les statuts de « victimes » ou de « coupables » découlent d’un automatisme idéologique, dans la parfaite ignorance des trajectoires, des expériences et des aspirations individuelles.
Ne nous trompons pas : c’est bien dans la pensée qui classe et prédestine que réside le ferment totalitaire, pas dans la défense d’un universalisme, par trop souvent théorique il est vrai, mais qui, sans négliger l’Histoire et le poids des déterminisme sociaux, ne prive pas l’individu de sa responsabilité et de son libre arbitre, en un mot de son humanité.