Jean-Jacques Cambier, journaliste
« Tu devrais lire Si c’est un homme de Primo Levi. » Je me souviens très bien par qui et comment m’a été donné ce précieux conseil. Cette recommandation amicale était la conclusion d’un moment de recueillement partagé. Un moment d’autant plus mémorable qu’il s’était produit sur mon lieu de travail.
Comment doit-on manier une photo de la Shoah ? Dans les salles de rédaction d’aujourd’hui, où l’on travaille essentiellement avec des documents préalablement numérisés, une telle question ne se poserait plus guère. Mais, il y a une trentaine d’années, cette interrogation saugrenue s’est imposée à mon esprit lorsqu’il a fallu sélectionner des clichés prêtés par le Centre de documentation juive contemporaine (Mémorial de la Shoah) pour confectionner les pages d’un numéro sur l’Occupation11939-1944 Fresnes dans la tourmente. Numéro spécial 50e anniversaire de la Libération du mensuel Panorama Fresnois, juin 1994.. Mon rédacteur en chef et moi avons retiré chaque archive de la boîte avec une précaution inhabituelle. Il était clair que ce n’était pas la seule crainte d’abîmer ce qui nous avait été confié qui ralentissait nos gestes. Un silence inédit s’était substitué à nos blagues rituelles. Il nous était impossible de ne pas être intimidés et solennels. Comment faisaient les autres ? Peut-on s’habituer à manipuler de telles photos ? Est-il même décent d’en choisir une plutôt qu’une autre ? Autant de questionnements dérisoires qui affleuraient à mon esprit par-dessus le vertige qui me saisissait.
Pour cette séance, je m’étais préparé à être confronté aux images les plus dures : celles des camps d’extermination, des chambres à gaz, des corps suppliciés… Mais l’émotion a débordé là où je l’avais le moins attendue. Ce sont les enfants, les vieillards et les familles posant calmement devant l’objectif d’un photographe de quartier, dans leurs habits de ville, mais portant la funeste étoile jaune, qui, au regard des autres clichés, m’ont brouillé les yeux et étranglé la voix. Ces enfants, ces vieillards, ces femmes et ces hommes avaient les visages familiers de gens ordinaires, ceux qui peuplent les vieux albums feuilletés avec nos aînés. Il m’avait fallu contempler ces visages pour commencer ce jour-là à saisir pleinement, intimement, le sens du terme « crime contre l’humanité ».
Quelques jours plus tard, mon rédacteur en chef m’a ainsi donné ce simple et précieux conseil : « Tu devrais lire Si c’est un homme de Primo Levi… » Une recommandation que je me suis empressé de suivre. En partie pour prolonger ce moment singulier de recueillement et d’humanité que nous avions vécu ensemble.
Un chef-d’œuvre universel
Quel est le livre qui vous a le plus marqué ? interroge-t-on parfois. Je connais ma réponse et la donne sans hésitation : Si c’est un homme. Mais je mets toujours en garde lorsque je veux recommander à mon tour ce témoignage puissant et essentiel publié en 1947 par Primo Levi : ce livre est davantage qu’un livre, c’est une épreuve qu’il faut surmonter. Il suspend le lecteur au bord de l’abîme et on le lit la gorge nouée.
Maintenant, chacun est occupé à gratter attentivement le fond de sa gamelle avec sa cuillère pour en tirer les dernières gouttes de soupe : un tintamarre métallique emplit la pièce, signe que la journée est finie. Peu à peu, le silence s’installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j’entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n’avoir pas été choisi.
Kuhn est fou. Est-ce qu’il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l’ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien ? Est-ce qu’il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu’il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd’hui est une abomination qu’aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer ?
Si j’étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre2Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, éditions Julliard, collection Pocket, 1987, chapitre 13, Octobre 1944, pp. 139 et 139.
Jusqu’à ce qu’il faille travailler avec mon rédacteur en chef de l’époque à ce numéro spécial consacré à l’Occupation, il y a une trentaine d’années de cela, j’avais délibérément évité de lire des ouvrages traitant de la Shoah. Il me semblait que ce que j’en savais était déjà assez, ou plutôt déjà trop. Trop terrible. Trop insupportable. Le simple fait de défendre que s’était déroulé en Europe un génocide des juifs ne suffisait-il pas à prémunir la société contre toute forme de recommencement ? Fallait-il nécessairement s’infliger la connaissance de chaque détail de la barbarie nazie pour empêcher le retour du pire ? Nos lâchetés, petites ou grandes, sont toujours prodigues en alibis.
L’humanité est fragile et précieuse, clame chaque ligne de Primo Levi. Et chaque ligne nous conduit à réviser notre idéal et nos convictions à l’aune de cette fragilité.
Je me souviens avoir entamé ma lecture de Si c’est un homme en cherchant à installer le maximum de distance entre le récit et moi. Ce que tout le monde fait sans doute instinctivement pour protéger sa sensibilité face à un tel témoignage. Mais la proximité s’est installée, là encore, où je l’aurais le moins attendue. Dès les premières pages, il était impossible de ne pas se reconnaître dans ces victimes du nazisme que rien n’avait préparé à être héroïques. La machine totalitaire s’appliquait avec méthode à nier l’humanité de ses victimes. Et leur humanité avait commencé à vaciller comme nous pouvons sentir parfois vaciller la nôtre sans pour autant mettre le pied sur la première marche vers l’enfer. Je me souviens que la simple évocation de « querelles futiles et bruyantes », pouvant s’imaginer sans peine, m’a fait l’effet d’un miroir trop intègre me renvoyant l’image de mes propres failles. Ce livre allait parler de moi et de tous. Il compte parmi les chefs-d’œuvre touchant à l’universel.
Rares sont les hommes capables d’aller dignement à la mort, et ce ne sont pas toujours ceux auxquels on s’attendrait. Bien peu savent se taire et respecter le silence d’autrui. Notre sommeil agité était souvent interrompu par des querelles futiles et bruyantes, des imprécations, des coups de pied et de poing décochés à l’aveuglette pour protester contre un contact fastidieux et inévitable. Alors quelqu’un allumait une bougie, et la lugubre clarté de la flamme laissait apparaître, sur le plancher du wagon, un enchevêtrement uniforme et continu de corps étendus, engourdis et souffrants, que soulevaient çà et là de brusques convulsions aussitôt interrompues par la fatigue3Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, éditions Julliard, collection Pocket, 1987, p. 17..
Réordonner le chaos des utopies
Si la lecture de Si c’est un homme est impossible à oublier, si son souvenir nous habite ensuite pour toujours, c’est parce qu’elle met à l’épreuve le chaos de nos utopies. Suspendu au bord de l’abîme, la gorge nouée, le lecteur doit s’efforcer de résister au désespoir qui menace. Car le désespoir est toujours une soumission, comme le dit Romain Gary4Romain Gary, Les Cerfs-volants, Paris, Gallimard, 1980.. Or ce désespoir serait une soumission aux bourreaux que la peur, l’ignorance et la haine peuvent malheureusement continuer d’engendrer.
L’humanité est fragile et précieuse, clame chaque ligne de Primo Levi. Et chaque ligne nous conduit à réviser notre idéal et nos convictions à l’aune de cette fragilité. Au fil des pages, c’est ainsi que Si c’est un homme peut nous transformer. Car le livre de Primo Levi incite à replacer cette humanité précieuse au centre de nos constructions intellectuelles et dissipe une fois pour toutes des postures superflues. Il réordonne et renforce utopies et convictions autour de cette humanité précieuse à protéger avant tout.
Je ne me souviens plus aujourd’hui, et je le regrette, des mots clairs et directs de Steinlauf, l’ex-sergent de l’armée austro-hongroise, croix de fer de la guerre de 14-18. Je le regrette, parce qu’il me faudra traduire son italien rudimentaire et son discours si clair de brave soldat dans mon langage d’homme incrédule. Mais le sens de ses paroles, je l’ai retenu pour toujours : c’est justement, disait-il, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes ; puisque même ici il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner ; et pour vivre, il est important de sauver au moins l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation. Nous sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en butte à toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine, mais il nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement parce que c’est la dernière : refuser notre consentement. Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver le visage sans savon, dans de l’eau sale, et de nous essuyer avec notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que c’est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété. Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir 5Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, éditions Julliard, collection Pocket, 1987, pp. 42 et 43..
Ami lecteur, si tu ne l’as déjà fait, permets-moi de te transmettre à mon tour ce conseil : tu devrais lire Si c’est un homme de Primo Levi.