Alain David, philosophe, ancien directeur de programme au Collège international de philosophie
Dans un article récemment publié sur ce site, Gaston Crémieux a souligné l’enthousiasme qui fut celui du philosophe Michel Foucault pour la révolution iranienne (en 1978 et en 1979), événement auquel il consacra une quinzaine d’articles, se rendant par deux fois (en septembre et en novembre 1978) en Iran. Le bilan que dresse Crémieux est accablant : parce que Foucault a commis l’erreur, commune chez les intellectuels d’après-guerre, de refuser de voir que dans le grand mouvement de la révolution les individus sont irrémédiablement sacrifiés. Erreur commune effectivement, commise de bien des manières et sous bien des formes. Mais ce n’est pas exactement cette erreur – erreur notamment des compagnons de route, que Foucault effectivement ne fut jamais – qu’aux yeux de Crémieux Foucault a commise. En un sens c’est plus grave : lui, admirateur de Nietzsche, non seulement, comme son modèle, prophète de la « mort de Dieu » mais de la « mort de l’homme »1Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. – donc plus athée qu’aucun athée du XXe siècle, car dédaignant cette ultime illusion qui met l’homme (l’Homme) à la place de Dieu – ne se fait-il pas tout d’un coup le thuriféraire d’une religion, l’islam chiite ? Ne parle-t-il pas, ayant lu Carl Schmitt, penseur ô combien sulfureux, qui avait mis en avant le thème d’une « théologie politique » (Politische Theologie), de « spiritualité politique » ? Pour Foucault, explique Crémieux, toute la révolte iranienne serait une expression, faisant pièce aux dispositifs de pouvoir occidentaux, d’un autre dispositif, mobilisant autour d’un homme absent, aussi absent que l’œil du cyclone2Cette notion d’absence se comprend notamment dans le climat intellectuel de cette époque marquée par l’influence de ce grand penseur de la démocratie, que fut Claude Lefort, rapportée par exemple dans le recueil La démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort : « Dans la perspective de Lefort la démocratie s’institue autour d’un vide central (…). En démocratie la place du pouvoir est un lieu vide – tel ou tel l’occupe, mais nul ne l’incarne… » (Éditions Esprit, 1993, p. 8-9).. Khomeyni serait l’expression renouvelée d’une telle absence centrale : « Le lien – à Khomeyni – tient sans doute à trois choses : Khomeyni n’est pas là : depuis quinze ans il vit dans un exil dont lui-même ne veut revenir qu’une fois le shah parti ; Khomeyni ne dit rien, rien d’autre que non au régime, au shah, à la dépendance ; enfin Khomeyni n’est pas un homme politique, il n’y aura pas de parti de Khomeyni. Khomeyni est le point de fixation d’une volonté collective3Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, T. II, p. 716.. » Un centre absent, une spiritualité politique, entraînant tout un peuple, émancipé ainsi en fonction d’une sorte de volonté générale à la Rousseau : « disons que l’islam, cette année 1978, n’a pas été l’opium du peuple, justement parce qu’il a été l’esprit d’un monde sans esprit4Ibid., p. 749. »
Absence de Khomeyni, ou encore théologie ou spiritualité politique : l’événement a démenti tragiquement ces formules, certes plus originales que celles des intellectuels de gauche ordinaires, mais du coup la condamnation de Crémieux n’en est que plus lourde. Dans une comparaison saisissante, il identifie la thèse de Foucault à celle du fascisme présenté par son plus grand théoricien, Gentile. En sommes-nous vraiment là ?
Une révolution trahie
L’analyse, conduisant à des termes si violents, me laisse hésitant. S’agit-il de dire que la lecture enthousiaste de Foucault correspond chez lui à une tentation fasciste de sa pensée, se dévoilant dans le cas spécifique et particulier de l’épisode iranien ? Hypothèse qui entraîne deux questions, subsidiaires : qu’est-ce que Foucault a fait de cet épisode, y a-t-il quelque chose de fascisant dans sa pensée ? Crémieux répond indirectement, me semble-t-il, en apposant au mot, enkysté dans l’histoire, de « fascisme » l’expression « islamo-gauchisme ». Autrement dit les tenants du wokisme, de la pensée décoloniale, tous ceux qui seraient associables à l’islamo-gauchisme – n’ont-ils pas tété le fascisme avec le lait de la « french theory », c’est-à-dire avec Foucault ? Dans ce cas l’épisode iranien loin d’être une classique erreur d’analyse, cette sorte de naïveté d’un intellectuel se commettant avec une question politique à laquelle il serait par hypothèse étranger, révélerait quelque chose de profondément significatif, aussi bien quant à la pensée de Foucault que quant à l’islamo-gauchisme : la présence d’un fascisme sous-jacent.
Que penser de cette analyse ? J’avoue ma difficulté à l’accepter. Tout d’abord parce qu’elle ne me paraît pas juste, ou plus précisément injuste, quant à ce qui fut l’attitude de Foucault. Ses jugements ont évolué, et même s’il n’a pas renoncé à ce que ses prises de position devaient à sa pensée, il n’a pas nié les insoutenables dérives du régime de Khomeyni, et les a condamnées. Par exemple : « …les contenus imaginaires de la révolte ne se sont pas dissipés au grand jour de la révolution. Ils ont été immédiatement transposés sur une autre scène politique qui paraissait toute disposée à les recevoir, mais qui était en fait de tout autre nature. Sur cette scène se mêlent le plus important et le plus atroce : le formidable espoir de refaire de l’islam une grande civilisation vivante, et des formes de xénophobie virulente ; les enjeux mondiaux et les rivalités régionales. Et le problème des impérialismes. Et l’assujettissement des femmes, etc. »5Ibid., p. 792.. Tout en maintenant donc la pertinence de son analyse, Foucault admet, dans cet article du Monde du 12 mai 1979, titré de façon inquiète ( « Inutile de se soulever ? »), que ce qui se passe en Iran trahit la vérité inhérente au soulèvement.
Par ailleurs Foucault fasciste ? C’est, je le répète, extraordinairement violent. Et comment ignorer tout le reste de ce que fut Foucault ? La manifestation, aux côtés de Sartre, de Aron, de Glucksmann et de bien d’autres en faveur des boat people ? Les multiples articles prenant position en faveur de la liberté des individus aux prises avec les multiples dispositifs de pouvoir. Et puis encore et surtout le fond de ce qu’il représente, le penseur le plus nietzschéen de son époque en ce qu’il met en cause comme nul autre tout ce qui prétend à une transcendance ou un surplomb – ce surplomb fût-il, comme chez Heidegger (qui pourtant impressionna beaucoup Foucault) l’ultime rapport de l’homme à sa mort, ce qui est déployé ensuite chez Heidegger comme la transcendance de la question de l’être – laquelle a justifié chez le penseur de la Forêt noire ce que l’on sait, les notions de destin (Geschick) d’histoire (Geschichte) et tellement de choses catastrophiques avec elles. La notion foucaldienne de bio-politique fait litière de cela et revendiquant une immanence sans réserve donne les ressources pour penser la modernité : la modernité, celle de l’espace sans limites – où l’homme lui-même est « mort » – de la globalisation, espace sur le fond duquel malgré tout se pose la question du « crime contre l’humanité ». C’est en effet dans un tel contexte que des penseurs qui n’ont pas ignoré Foucault, et que Foucault n’ignorait pas – Blanchot, Derrida, Levinas – nous adressent leurs questions : celle d’un supplément, celle d’un dehors, celle d’une extériorité.
Le nécessaire questionnement des Lumières
Il fallait, me semble-t-il, rappeler cela auprès et après l’article de Crémieux. Foucault laisse une œuvre essentielle. Ignorer cette œuvre, sa grandeur, la rabattre sur quelque chose de médiocre, quand bien même cette médiocrité y figurerait effectivement (et je crois que même ce point resterait à discuter) c’est voir l’arbre et non la forêt. C’est peut-être consentir au ressentiment, cet affect bas qui, dans Ainsi parlait Zarathoustra, motive celui que Nietzsche nomme « le dernier homme », « qui rapetisse toute chose » et qui demande « qu’est-ce qu’une étoile ? » en clignant de l’œil, alléguant par là qu’il connaît le secret médiocre des étoiles, qui ne sont pas signes de hauteur et de lumière mais seulement des pierres. C’est répéter une fois de plus et trop vite que « mieux vaut avoir eu raison avec Aron que s’être trompé avec Sartre ». Mais pour Aron lui-même il y avait de la grandeur dans les erreurs de Sartre, lequel savait au moins que « l’histoire est tragique », ce que beaucoup, tels Giscard pour Aron, forts de leur seule intelligence, ne savaient pas.
Un mot encore : Crémieux diagnostique la dérive de Foucault comme procédant d’un refus des Lumières. J’observerai que là encore le procès est rapide et injuste – injuste aussi cette fois au sens de « non juste », d’inexact : car il existe une longue tradition de la raison, qui commence si l’on veut avec la République de Platon, laquelle situe en son livre VI le Bien épekeina tès ousias, au-delà des essences ; qui se poursuit tout au long des siècles, avec le Descartes des Méditations – pour ne rien dire de Pascal ou de Rousseau –, avec la critique kantienne ; laquelle convoque la raison devant son tribunal, avec la phénoménologie de Husserl ; et bien sûr avec Freud, Marx, Nietzsche et bien d’autres penseurs de la modernité… Cette tradition est évidemment tout sauf obscurantiste, alors même qu’elle questionne impitoyablement la lettre des Lumières.
Parallèlement il y a ce constat, simplement factuel, que la tradition des Lumières n’a pas su contenir ce qui est l’ubris de la raison, les multiples accidents du XXe siècle apparaissant comme des expressions d’une raison allant sans limites au bout d’elle-même.