Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie, directrice adjointe du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme, membre du Conseil des sages de la laïcité
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Enfant de Bohême est un récit doublement généalogique où l’histoire de la Tchécoslovaquie et la mémoire de la lignée paternelle de Gilles Kepel entrent en résonance pour composer une saga familiale ayant les forêts de Bohême pour théâtre sauvage.
L’auteur, connu pour ses travaux sur le djihadisme, a donc ici écrit un livre qui se lit « comme un roman » mais n’est pas un roman. En effet, il y pratique plutôt le registre de « l’extime1Albert Thibaudet, « Lettres et journaux », Réflexions sur la littérature, édition établie et annotée par Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, Paris, Gallimard, coll. « Quarto ». », selon le mot du critique littéraire Albert Thibaudet, signifiant que l’intime est traversé par l’Histoire, et que loin d’une opposition simplificatrice, les deux instances s’articulent l’une à l’autre, comme en témoigne le privilège actuellement donné aux émotions et aux sensibilités dans l’ensemble des sciences humaines et sociales.
Ainsi, sur une période allant de la fin du XIXe siècle où la Tchécoslovaquie n’existait pas encore, en passant par la Seconde Guerre mondiale et la domination soviétique écrasant le « Printemps de Prague » en 1968, jusqu’à la période de la « Révolution de velours » (1989) ponctuée par l’élection de Vaclav Havel, les menaces constantes sur l’entité tchèque au fondement culturel, forment la toile de fond de la mémoire ébréchée des trois générations que Gilles Kepel a voulu reconstituer à travers les trajectoires de Joseph, puis de Rodolphe, et enfin de Milan, son père, né en 1928. Comme la langue de ses aïeux lui était étrangère, le retour aux sources de notre auteur, plutôt arpenteur du monde arabe, a représenté un dépaysement volontaire d’une dizaine d’années, au cours desquelles il lui a fallu se faire aider pour décrypter « une masse d’archives inintelligibles ».
Un tropisme gallican
De façon énigmatique, le patronyme de la lignée paternelle est réduit dans l’ouvrage à sa plus simple expression, c’est-à-dire à son initiale « K. ». Mais grâce au récit qui nous plonge dans la vie de la « colonie tchèque » établie à Paris dans le quartier de Montparnasse à la Belle Époque, l’initiale se pare d’arabesques à la manière des lettrines d’Alphonse Mucha, le plus célèbre des peintres tchèques des bords de Seine. En effet, beaucoup de noms commençant par K émaillent le récit, y compris celui de Kafka, pour la partie pragoise de l’anamnèse.
Plus précisément, le foyer de ce récit poreux des origines est la Bohême du Sud, lieu de naissance du grand-père de l’auteur, Rudolph Kepl, né en 1876. Le patronyme des Kepel ne sera francisé qu’à la génération suivante à la faveur de la naturalisation de Milan, se mettant alors à l’unisson du « tropisme gallican » qui fut aussi celui de la nation tchèque moderne, dont les fondations culturelles puisent dans la littérature et la poésie françaises, comme l’a montré Antoine Marès2Antoine Marès « La poésie française est « nôtre »: un phénomène d’appropriation dans la culture tchèque au XXe siècle », Les Cahiers SIRICE,2020/ 1, N°24..
À nouveau, l’homologie filée entre l’histoire convulsive du pays et les tribulations biographiques de Rodolphe prend tout son sens à travers le récit de sa vie personnelle dévorée de passions multiples, littéraires, politiques mais aussi amoureuses. Existence marquée aussi par la « mélancolie slave » dont Gilles Kepel souligne l’aspect atavique, une véritable « malédiction », dit-il. Car c’est à Rodolphe qu’est finalement consacrée la majeure partie de l’ouvrage. Il est en effet le point d’origine, en 1908, de ce que Gilles Kepel nomme non sans préciosité une « anabase », terme grec ancien évoquant une ascension au cours d’une expédition militaire. Mais, en l’occurrence, le mot emprunté à Xénophon apparaît justifié dans la patrie militariste du « brave soldat Chvéïk », l’anti-héros national, que Milan K. adaptera au théâtre dans les années soixante. Rodolphe est un exemple anticipé de transfuge de classe, aspirant très jeune à devenir un « homme de lettres » grâce au français appris à la « Romanistique française » de l’Université Charles à Prague et découvrant le cosmopolitisme culturel fascinant de la capitale, alors que son père, Joseph, un garde-chasse, nourrissait pour lui des ambitions plus pragmatiques. Il deviendra ainsi le traducteur d’Apollinaire, doté d’un immense prestige auprès des Tchèques. La place de la culture européenne en général et de la littérature française en particulier a été déterminante dans la formation de l’identité tchèque francophile par rejet de l’influence germanique, comme l’a notamment montré Stéphane Reznikow3Stéphane Reznikow, Francophilie et identité tchèque, Paris, Honoré Champion, 2002..
Rodolphe sera aussi l’artisan du projet de la future République tchèque indépendante au sein de l’association franco-slave et aux côtés d’Ernest Denis, slavisant de la Sorbonne. À travers Rodolphe, qui, le premier, renverse le déterminisme de la lignée des K. enracinée dans la mythologie d’une nature primitive symbolisée par le sanglier des forêts, on réapprend que Paris fut « la métropole du monde slave » depuis un QG situé entre la rue Daguerre et la Closerie des Lilas.
Antidote à l’idéalisation rétrospective, Gilles Kepel laisse aussi transpirer de son évocation, le lourd climat de xénophobie ordinaire qui régnait après la Première Guerre mondiale : « Métèque, apatride, rastaquouère, juif : les ligues d’anciens combattants et leurs feuilles vitupèrent les escrocs et les parasites venus manger le pain des Français et sucer leur sang. » Il est vrai que les Tchèques venus en France ont connu un moment particulièrement critique lors de la déclaration de la Première Guerre mondiale, puisqu’ils furent considérés comme des ennemis de la France.
Une identité tchèque introuvable
Si Rodophe représente le moment-clé de l’anabase culturelle accomplie sous forme de rebonds successifs par la lignée des K., Joseph et même Milan restent davantage à l’état d’esquisse et de profil perdu. Pourtant, le propre père de Gilles Kepel s’est engagé, comme Rodolphe, dans la voie élitiste et hasardeuse des arts et des lettres en embrassant d’abord une carrière d’acteur. Mais il ne connaîtra véritablement le succès qu’en 1965 par son adaptation théâtrale du célèbre roman parodique de Jaroslav Hasek4Le Brave Soldat Chvéïk, Paris, Gallimard, 1975 (1932). déjà évoqué. Et comme le modèle politique de la Tchécoslovaquie moderne a été celui d’une République des lettres, Milan essaya aussi, comme son père, de jouer un rôle politique auprès de Vaclav Havel. Or, autant pour Rodolphe briguant la fonction d’éminence grise auprès de Masaryk et de Beneš, qui furent les deux présidents lettrés de la Tchécoslovaquie indépendante après 1918, que pour Milan auprès de Havel dont l’aura européenne fut celle d’un écrivain, la seule rétribution de ces politiques parvenus au pouvoir a consisté en un mépris injustifiable, d’après le récit amer qu’en fait Gilles Kepel.
Si l’on peut regretter la disparité du traitement des figures masculines d’un ouvrage par lequel Gilles Kepel est conduit à affirmer son identité introuvable de métèque et à la revendiquer à visage découvert, Enfant de Bohême est néanmoins d’emblée adressé à son père. Malgré cet indice, on ne découvre pas tout de suite la motivation douloureuse qui a présidé à la longue recherche entreprise par Gilles Kepel, c’est-à-dire la démence sénile frappant Milan, décédé en 2019.
Éclairant son propre parcours d’arabisant, l’auteur livre alors une confidence en forme de message au père qui récapitule l’épopée de ses ancêtres dans laquelle il est malgré tout parvenu à s’inscrire : « J’avais fui ton fantasme slave puis l’occultai en me jetant à corps perdu dans une autre existence. Ce n’est qu’à l’âge mûr que j’ai découvert sa résurgence enfouie – tandis que ta mémoire disparaissait, prélude à l’érosion de ta vie, et je pris le relais pour te conserver un peu avec moi. L’univers esthétique où ton père s’était évanoui m’aspira à mon tour, je pus te comprendre enfin en dépit de ta démence sénile et t’aimer in extremis. »