Galina Elbaz, avocate au barreau de Paris, présidente de la commission Prévention et lutte contre les discriminations de la Licra
Article paru dans Le DDV n° 690, printemps 2023
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Le film Nos frangins, sorti en salle en décembre 2022, a pour thème les crimes racistes dont ont été victimes deux jeunes Français d’origine maghrébine dans la même nuit du 5 au 6 décembre 1986 : Malik Oussekine et Abdel Benyahia. Ce long-métrage de Rachid Bouchareb opère une plongée dans la France des années 1980, qui connut de nombreux crimes racistes parallèlement à l’émergence électorale du Front national, et permet de mieux cerner les enjeux actuels de la lutte antiraciste. Images d’archives à l’appui, le film relate les premiers jours d’enquête succédant à ces crimes tous deux commis par des membres des forces de l’ordre. Il donne à réfléchir au traitement différencié de ces affaires, l’une mettant en cause des policiers qui étaient en service, l’autre impliquant un inspecteur de police qui ne l’était pas.
Abdel Benyahia, victime oubliée
Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine, âgé de 22 ans, est tabassé à mort par trois voltigeurs1La brigade des voltigeurs a été dissoute quelques jours après la mort de Malik Oussekine., des policiers à moto armés de matraques. La veille, le 4 décembre, des affrontements avaient opposé forces de l’ordre et casseurs après le défilé dans les rues de Paris de plus de 500 000 jeunes contre le projet de réforme universitaire du ministre Alain Devaquet. Le 5 décembre, la préfecture avait décidé de prendre les devants en faisant intervenir la brigade des voltigeurs pour débusquer les casseurs en marge des manifestations. Malik Oussekine ne manifestait pas. Il n’étudiait pas non plus à l’université. Il poursuivait des études à l’École supérieure des métiers de l’immobilier (ESPI). Vers minuit, il sortait d’un club de jazz du quartier Latin, à proximité des lieux de rassemblement et de la Sorbonne. Pris en chasse par des voltigeurs jusque dans un hall d’immeuble, il y reçoit de nombreux coups de pied et de matraque qui entraîneront sa mort avant même l’arrivée des secours.
Le mobile raciste est la cause du ciblage de Malik Oussekine par des voltigeurs. Pourtant, les policiers impliqués dans sa mort seront jugés par la cour d’assises de Paris pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ».
Durant cette même nuit, Abdel Benyahia, un garçon d’origine algérienne âgé de 19 ans, est aussi tué par un représentant des forces de l’ordre. La scène se déroule dans un bar de Pantin. Son meurtrier, alcoolisé, n’est pas en service, mais il utilisera l’arme de fonction qu’il conservait avec lui. Contrairement à Malik Oussekine, la seconde victime, qui habitait la Seine-Saint-Denis, était issue d’un milieu modeste.
La mise en perspective de ces deux drames, de ces deux typologies de crimes, les profils très différents des deux victimes, le combat de leurs familles pour faire reconnaître la culpabilité des accusés et le récit des enquêtes menées par l’Inspection générale des services (IGS) bousculent tout le long du film les préjugés et les certitudes, sans jamais céder au manichéisme.
Une brèche ouverte dans un mur d’impunité
Le mobile raciste est la cause du ciblage de Malik Oussekine par des voltigeurs. Pourtant, les policiers impliqués dans sa mort seront jugés par la cour d’assises de Paris pour « coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Alors que l’avocat général demandait cinq ans de prison dont trois fermes, ils seront condamnés, le 27 janvier 1990, à une peine plus que symbolique : respectivement cinq et deux ans de prison avec sursis.
La mort d’Abdel Benyahia a été moins médiatisée, restant méconnue du grand public. Le film de Rachid Bouchareb révèle que l’IGS retardera pendant près de 48 heures l’annonce de sa mort à sa famille. L’enquête est initialement ouverte pour homicide involontaire, avant d’être tardivement requalifiée en homicide volontaire. Aux termes d’une défense très discrète, au regard de la défense de la famille de Malik Oussekine par l’avocat Georges Kiejman, l’assassin d’Abdel Benyahia sera finalement condamné à sept ans d’emprisonnement ferme.
En dépit des difficultés rencontrées lors des enquêtes de l’IGS et de la légèreté des condamnations des coupables, les affaires Oussekine et Benyahia ont contribué à ouvrir une brèche dans le mur de silence et d’impunité qui a longtemps entouré les crimes racistes, un mur particulièrement épais quand leurs auteurs étaient des membres des forces de l’ordre. Il faudra néanmoins attendre la loi du 3 février 2003 pour que la circonstance aggravante de racisme soit ajoutée dans le Code pénal pour certains crimes tels que l’homicide volontaire, les tortures et actes de barbarie, et certaines violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner.
Combats antiracistes et dérives idéologiques
Désormais, on ne peut que se féliciter que l’opinion soit sensibilisée aux questions des rapports police-population et des violences policières, notamment grâce au traitement médiatique accru qui leur est réservé. Il reste toutefois à pointer certaines dérives idéologiques qui postulent que les violences racistes seraient davantage causées par l’État que par la société civile. Les chiffres du rapport annuel de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) documentent chaque année les atteintes aux personnes avec les données chiffrées du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Justice, et des cellules de signalement de l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Or ces chiffres n’établissent pas un surnombre significatif de plaintes en lien avec des phénomènes de violences ou de discriminations à caractère racial en lien avec les actions des forces de l’ordre2Rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) de l’année 2021, pages 138 à 141..
Les outrances de l’extrême gauche n’aident en rien à la réflexion nécessaire sur les causes et les solutions à apporter aux discriminations au faciès qui perdurent au sein de la police et dont l’affaire Oussekine reste emblématique.
On doit évidemment considérer une marge de sous-estimation de la réalité de ces chiffres, en prenant en compte le fait que les populations victimes d’actes racistes commis par des forces de l’ordre peuvent hésiter à saisir les instances de contrôle de la police. Il faut néanmoins déplorer que des associations et des organisations politiques à l’extrême gauche affirment qu’il existerait en France des violences racistes institutionnelles et systémiques en se basant sur l’observation de violences inappropriées voire condamnables de certaines opérations de maintien de l’ordre.
Alimentant ce discours antisystème, des mouvements s’emparent de figures comme celles de Malik Oussekine pour faire le procès de l’État français et de sa police dans leur totalité. Leurs slogans martèlent que la police tuerait de manière systémique les jeunes des cités issus de l’immigration. Ces mouvances radicales décrivent en effet la police comme un corps institutionnalisant la répression et le crime de ces jeunes. Loin de rester marginales, ces thèses infusent aussi dans des sphères intellectuelles et se répandent dans tout le débat public. Ainsi, le journal Regards publiait le 19 juillet 2019 un article aux relents conspirationnistes intitulé « Violences policières : un mort par mois en silence ». L’auteur y citait notamment cette analyse de Rokhaya Diallo : « Remettre en cause la police, c’est remettre en cause la République. Et en France, en plus d’être dans une sacralisation de la République, la question raciale est totalement absente. »
Des citoyens de deuxième zone
De telles outrances n’aident en rien à la réflexion nécessaire sur les causes et les solutions à apporter aux discriminations au faciès qui perdurent au sein de la police et dont l’affaire Oussekine reste emblématique. Ces pratiques restent l’angle mort de la réflexion des politiques publiques. Leur persistance est notamment due à une politique des contrôles d’identité qui, depuis plus de quarante ans, n’a jamais été décorrélée d’une politique de contrôle des flux migratoires. Or cette dernière fait peser une suspicion d’illégalité du séjour à l’encontre des populations d’ascendance immigrée. Celles-ci, exaspérées par les surcontrôles policiers qui en découlent, éprouvent un sentiment légitime de relégation. En la matière, il existe une urgence absolue d’agir pour faire mentir le triste constat de Sarah Oussekine à l’issue du procès des assassins de son frère : « Je me suis rendue compte que, dans ce pays qui est le mien, où je suis née, je serai toujours une citoyenne de deuxième zone. »
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