Par Emmanuel Debono, historien.
L e 2 février 1978, un client des Nouvelles Galeries de Thionville fait l’acquisition d’un exemplaire de Mein Kampf édité par les Nouvelles Éditions Latines (N.E.L.) que dirige Fernand Sorlot. Avec un regain d’intérêt, dans les années 1970, pour la Seconde Guerre mondiale, le nazisme et le sort des Juifs, l’entrepreneur a sans doute perçu un bénéfice commercial à rééditer sa traduction¹ , la seule en vente depuis la fin de la guerre. La Lica (ancêtre de la Licra) reconnaît rapidement la version qu’elle avait concouru à éditer 44 ans plus tôt dans le but de divulguer au plus grand nombre la dangerosité du programme du nazisme.
Se pose dès lors la question de la légalité d’une publication qui pourrait bien masquer une action de propagande de la part d’un éditeur proche de l’extrême droite. Assez rapidement, un expert désigné par le tribunal de grande instance de Paris conclut au non-respect des dispositions légales de (ré)édition. Il manque notamment la mention du « dépôt légal ». Un certain nombre de passages tombant sous le coup de la loi du 1er juillet 1972 contre le racisme, l’association assigne l’éditeur en justice.
Avertir le lecteur
La Lica ne réclame aucune censure. Elle demande en revanche que toute nouvelle édition soit accompagnée de la publication d’extraits des jugements des criminels de guerre allemands, comme celui de Nuremberg ou celui de Jérusalem, condamnant Adolf Eichmann. Consulté par l’association, René Rémond définit les critères propres à conférer à une telle publication un caractère d’historicité et d’objectivité incontestable. L’historien fixe les exigences suivantes : exactitude littérale, publication intégrale, annotation du texte, ajouts d’une bibliographie, d’une introduction et d’un éclairage sur le destin du livre. En outre, la lecture doit être éclairée par les travaux de l’Unesco sur le racisme ainsi que par des références aux attendus du tribunal de Nuremberg.
Ces préconisations sont entendues par les juges. Le 12 juillet 1978, le tribunal valide les positions de l’accusation d’après lesquelles « l’appartenance à l’histoire récente de Mein Kampf non plus que l’exagération même des propos violents, grossiers et dégradants contenus à l’égard du peuple juif sont insuffisants à faire disparaître le caractère pernicieux de cet ouvrage, réédité frauduleusement à l’identique ». En d’autres termes, la vente ne peut être autorisée qu’à la condition d’insérer dans chaque volume, en encart et de couleur vive, le texte de la loi du 1er juillet 1972, le jugement du 12 juillet et des extraits de celui de Nuremberg.
L’ « avertissement au lecteur » proposé par la Lica doit beaucoup à l’historien Léon Poliakov (1910-1997), expert aux côtés d’Edgar Faure, procureur général adjoint de la délégation française à Nuremberg. Poliakov est aussi l’auteur de l’ouvrage Le Bréviaire de la haine (1951), première grande étude d’ensemble sur la politique d’extermination des Juifs d’Europe. Le texte comporte des précisions sur la nature spécifique de l’ouvrage et rappelle la dimension criminelle de la doctrine. L’essentiel consiste en un récit historique décrivant la politique du Reich à l’égard des Slaves, des malades, des Tsiganes et des Juifs. Un court paragraphe fait finalement référence à l’actualité de l’antisémitisme et du néonazisme. De leur côté, Les Nouvelles Éditions Latines proposent un texte sommaire qui ne mentionne que les crimes anti-juifs. Le jugement rendu le 30 janvier 1980 valide l’addendum de la Lica, reproduit in extenso.
Une déontologie éditoriale
L’affaire² de la réédition de Mein Kampf est un cas exceptionnel où un récit historique est au cœur d’une décision de justice. Deux historiens, René Rémond et Léon Poliakov, ont été sollicités. Deux arrêts inédits ont été rendus, l’un ordonnant la présence d’un avertissement au lecteur, l’autre en fixant la rédaction. La contrainte imposée par la cour est finalement légère. Les huit pages introductives de couleur verte peuvent en effet surprendre au regard du lourd appareil scientifique accompagnant la récente réédition du livre par Fayard. Sans qu’il suffise à éteindre les polémiques et les appels à la censure, on notera que le principe de l’édition commentée et annotée s’est imposé aux éditeurs, conscients de la nécessité d’établir une nette distinction entre un document historique et un article de propagande. Cette lisibilité est la démarche minimale qui puisse définir la place d’une littérature de ce genre dans une société démocratique, et justifier par là même le maintien de sa diffusion.