Par Emmanuel Debono
« Nous avons créé ce journal parce que… Nous réclamons le droit de vivre. » L’homme qui couche ces mots à la une du premier numéro de l’ « organe officiel de la Ligue internationale contre l’antisémitisme », en février 1932, s’appelle Bernard Lecache. Né à Paris en 1895 de parents juifs, tous deux immigrés d’Ukraine – alors empire russe –, ce journaliste explicite le titre adopté pour son journal par l’association qu’il a fondée et qu’il préside depuis près de quatre ans. La « LICA » lutte d’abord contre les manifestations d’antisémitisme. Ce « droit de vivre » est toutefois pour « tous les persécutés, pour tous les opprimés » et son programme tient en peu de mots : « Chaque mois, nous combattrons pour le droit de vivre, pour la liberté de conscience, pour la liberté d’opinion, pour les libertés élémentaires qu’on refuse encore à des millions d’hommes. »
Est-il un droit plus universel ? « Nous n’exigerons pas la lune. Nous n’exigerons que le droit de vivre », affirme Lecache avec une naïveté feinte, conscient qu’un tel objectif induit des combats qui ont noms démocratie, dignité, égalité ou encore justice. Vaste programme…
Humaniste, universaliste, offensif
Cet éditorial de 1932 définit trois éléments que l’histoire du mouvement antiraciste, alors à ses balbutiements, ne va cesser de mettre en tension. Le premier est l’envergure même du titre qui, sous l’apparence d’une supplique simpliste, susceptible d’être satisfaite par une offre minimale, pose en fait une équation aussi absolue qu’inaliénable : le droit de vivre embrasse tous les autres droits. Il exprime le refus d’une existence diminuée, contrecarrée ou niée.
Le second ouvre sur une dimension éminemment politique : le droit de vivre n’est pas la marque d’un respect abstrait ou symbolique réclamée au nom des minorités mais une règle fondamentale inhérente à tout projet de société. La « charte de neutralité politique », revendiquée dans ces lignes, n’induit pas l’apolitisme mais le refus de la tutelle partisane, pour mieux accueillir sensibilités et convictions de chacun.
Enfin, « réclamer » le droit de vivre n’infère pas l’imploration d’une quelconque autorité pour obtenir, à force de sollicitation et de patience, le bénéfice d’en jouir. Le droit de vivre se conquiert, s’arrache. Il ne souffre pas de mesures en demi-teintes. Il ne se marchande ni ne se négocie. Il n’est ni un privilège ni une tolérance.
Un carrefour de la pensée
Le titre peut afficher son ambition et sa foi en un idéal, il n’échappe pourtant pas, dans les années 1930 comme par la suite, aux réalités humaines et politiques. Poids des idéologies, foi dans la grandeur coloniale de la France, intransigeance et radicalité, angles morts d’une cause qui s’inscrit dans les luttes et les mentalités de son époque, faiblesses d’un militantisme minoritaire… Il n’est pas difficile de pointer les fragilités, les failles et les échecs dans une histoire presque centenaire.
« Le Droit de Vivre n’appartient à personne, n’est au service de personne. Une organisation l’a créé, pour le remettre en tes mains. Tu fixeras son destin. Tu diras si Le Droit de Vivre avait raison de vivre. » Ces mots au lecteur, qui concluent le premier éditorial de février 1932, annoncent en définitive cette instabilité structurelle de l’antiracisme : ce dernier ne peut être réduit à une doxa du fait qu’il est soumis à de multiples influences et subjectivités. Le Droit de Vivre n’est effectivement pas l’organe d’un parti, la voix d’un maître. Il est un espace où s’éprouvent et se co-construisent les arguments d’une réflexion sur l’être et le devenir en commun, un lieu où se réfléchissent une époque et ses multiples tensions. Et, finalement, pas plus un lieu de révolution que de résolution. Simplement un carrefour électrifié de la pensée : « En le diffusant et en le propageant autour de toi, c’est de la lumière que tu feras entrer dans les âmes et c’est la paix des opprimés que tu sauveras ! »