Abraham Bengio
Un loup rêvait de dévorer à loisir les agneaux. Au fil des années, il se rapprochait inexorablement du troupeau, mais il ne parvenait jamais à ses fins : les agneaux avaient élaboré une stratégie qu’ils appelaient « faire barrage ». Le vieil Ésope nous raconte comment le loup, pour donner le change, imagina de se déguiser en agneau. Ésope, qui ne passe pas pour un optimiste, nous affirme que cette dédiabolisation fut un succès.
Il nous appartient de lui donner tort : sous la défroque ovine dont se sont revêtus le Rassemblement national et le tiktokeur analphabète qui conduisait sa liste aux Européennes, il est essentiel que nous sachions reconnaitre le vieux, l’obscène, le grimaçant Front national qui n’a renoncé ni à ses haines faisandées ni à ses folies programmatiques. En un mot comme en cent, pas une seule voix, jamais, sous aucun prétexte, pour le RN !
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Mais comme la vie serait simple si les agneaux ne devaient jamais affronter que le loup éternel, fût-il grimé… Hélas, d’autres créatures non moins redoutables et non moins affamées rôdent autour du troupeau. Le machairodus insoumis à dents de sabre a lui aussi conçu une stratégie pour s’emparer des agneaux. La dédiabolisation n’est pas vraiment sa tasse de thé. Au contraire, depuis que l’on n’entend plus la voix du vieux fondateur de la meute des loups et que sa fille s’emploie laborieusement à gommer toutes les aspérités de son discours, c’est lui, le machairodus insoumis, qui s’applique à longueur de tweets à proférer les outrances les plus nauséabondes, contre les juifs, d’abord, que ses amis Insoumis préfèrent appeler les « sionistes », mais aussi contre tous ceux qui osent s’écarter de la ligne qu’il a fixée et qu’il fait conspuer par sa horde déchainée sur les bancs de l’Assemblée nationale.
Ami de tous les tyrans de la terre, qu’il admire à proportion qu’ils sont sanguinaires, il n’est pas à une contradiction près : il affecte un amour éperdu de la liberté et proteste qu’il veut le meilleur pour les agneaux. Sa stratégie s’appelle, dans sa novlangue où chaque mot signifie son exact contraire, émancipation : ses excès, ses mensonges, ses ukases et la brutalité dont il fait preuve à chaque instant, y compris à l’égard des dissidents de son propre camp, sont destinés selon lui à faire le bonheur des ovins qu’il a désignés, en les assignant éhontément à résidence, comme agneaux racisés ou victimes d’islamophobie. Son programme n’est pas moins délirant que celui du loup national, au point qu’on pourrait confondre nombre de leurs propositions respectives dans le champ économique. Pas une seule voix non plus, cela tombe sous le sens, jamais, sous aucun prétexte, pour LFI !
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Fascinées par la faconde et la puissance de feu du machairodus insoumis, d’autres créatures des bois, souvent inoffensives, se sont laissé prendre dans la lumière mauvaise des phares insoumis, jusqu’à faire alliance avec lui, pensant qu’il les sauverait de la dent lupine. Naïveté ? Réflexe de survie ? Calcul cynique ? L’avenir nous le dira…
N’est-il pas temps pour nous, pauvres agneaux qui aspirons à vivre en République, sous des lois justes édictées par des gens raisonnables, de nous ressaisir ?
Dans cette jungle inhospitalière où nous venons d’entrer, il nous faut d’abord choisir (c’est le premier tour), parmi les animaux qui sont résolus à combattre avec la même énergie le loup national et le machairodus insoumis, peu importe l’espèce à laquelle ils appartiennent (nous savons nous aussi citer « La rose et le réséda » : Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat).
Mais pour beaucoup d’entre nous, l’heure de vérité, l’heure de l’apocalypse, le dies irae, dies illa sonnera avec le second tour, partout où le loup et le machairodus auront dévoré toutes les innocentes créatures qui auront joué jusqu’au bout la chèvre de Monsieur Seguin. L’heure sinistre où les deux fauves resteront face à face, la horde du loup face à celle du félin insoumis et de ses alliés. Si c’est le loup contre le machairodus, il faut les laisser s’entredévorer : c’est comme au premier tour, ne nous salissons pas les mains avec leur bulletin de vote, aussi fétide l’un que l’autre. Mais si, face au loup, se présente une de ces créatures qui ne fréquentent pas la tanière insoumise et ne s’en sont rapprochées que par peur du loup, sans doute faudra-t-il lui accorder notre suffrage : nous ne serons jamais assez nombreux pour résister à la bête immonde. Notre suffrage, mais pas l’absolution.