Propos recueillis par Alain Barbanel, journaliste
Entretien paru dans Le DDV n°689, hiver 2022
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Dans votre dernier ouvrage, Le déni ou la fabrique de l’aveuglement, vous décryptez ce que vous appelez le syndrome de l’autruche. Quels en sont les symptômes ?
Tout le monde a cette image de l’autruche qui se met la tête dans le sable. Dans le déni, il y a plusieurs degrés. Le premier consiste à ignorer une information parce que nous ne savons pas quelle place lui donner dans notre représentation du monde, souvent parce que nous n’y étions pas préparés, alors nous préférons l’oublier. Deuxième degré : chercher des arguments, même les plus petits, qui s’opposent à ce qu’on ne veut pas croire. En troisième lieu, inventer une réalité alternative, en opposant à un événement dont on ne veut pas, un autre qu’on imagine. C’est l’amorçage du complotisme. À noter une étape suivante où des gens cultivés, journalistes, artistes, experts, vont construire une théorie du complot qui va bien au-delà d’un déni localisé. C’est une construction théorique qui réunit un grand nombre de phénomènes difficiles à expliquer séparément, en les rapportant à une cause unique, le plus souvent une intentionnalité humaine, de telle façon qu’elle crée l’illusion de rendre compte de l’état de la société dans sa totalité.
« Les théories du complot exploitent les dénis, mais elles sont beaucoup plus dangereuses car elles transforment leurs adeptes en militants d’une cause quasiment religieuse. »
Qu’évoque justement au psychiatre que vous êtes la multiplication de ces théories du complot ? La plupart des vérités scientifiques qui sont le ciment de notre civilisation des Lumières sont remises en cause…
Le déni n’a pas besoin de la théorie du complot. Il s’accommode très bien du silence. Le déni de la pédophilie, des violences faites aux femmes ou de la mort n’ont pas recours au complotisme. En revanche, quand il se heurte à une contestation, la théorie du complot va permettre d’intégrer des dénis focalisés sur des choses particulières dans un déni beaucoup plus large. Les dénis isolés constituent le sol sur lequel poussent les théories du complot qui prétendent embrasser toute la complexité du monde. Pourquoi la terre est plate ? Pourquoi les Égyptiens construisaient des pyramides, pourquoi on a marché sur la Lune, pourquoi l’attentat du 11 septembre… Ceux qui croient avoir tout compris n’ont en fait rien compris. Ils sont prisonniers d’une explication unique qui ne correspond jamais à la complexité du monde et qui se résume en général à l’affirmation : « Il y a des gens derrière tout ça qui tirent les ficelles. »
Covid, changement climatique, guerre en Europe, crise économique, autant de situations extraordinaires auxquelles il nous semble impossible de faire face et qui alimentent justement ces théories du complot qui refusent d’affronter le réel…
Les théories du complot exploitent les dénis, mais elles sont beaucoup plus dangereuses car elles transforment leurs adeptes en militants d’une cause quasiment religieuse. Elles ont quelque chose d’eschatologique ! Les divinités traditionnelles sont d’ailleurs en chute libre dans les pays occidentaux au profit de divinités alternatives sur Internet. Ces théories expriment aussi le besoin de rejoindre une communauté et de trouver clé en main un sens à sa vie : « Ne vous cassez plus la tête, j’ai l’explication totale qu’il vous faut et mettez-vous à son service car c’est la seule façon de sauver l’humanité ! » Elles prétendent s’enraciner dans le passé et être visionnaires de l’avenir en dépassant les antagonismes. Elles ont le même pouvoir de séduction que les entreprises totalitaires qui prétendent s’appuyer à la fois sur la science, la tradition, la vision ou sur des personnalités mythiques.
Quelle analyse faites-vous de l’impact des réseaux sociaux sur les jeunes et leur façon de voir le monde à travers les écrans ? Quelles sont les conséquences sur leur façon de penser et sur leur capacité à se forger une opinion ?
Je fais souvent référence à une étude statistique de l’Unicef de 2017 qui montre que les jeunes font plutôt une bonne utilisation de leur smartphone, des technologies numériques et des réseaux sociaux1La situation des enfants dans le monde : les enfants dans un monde numérique https://www.unicef.org/fr/rapports/la-situation-des-enfants-dans-le-monde-2017. En effet, les adultes et les adolescents n’utilisent pas leur smartphones de la même façon. Les premiers le font avec l’espoir de rencontrer des gens qu’ils ne rencontreraient jamais dans leur vie quotidienne : des acteurs de cinéma, des chanteurs, des gens qui font « rêver »… Les jeunes utilisent plutôt les réseaux sociaux pour renforcer leurs liens avec leurs camarades qui partagent les mêmes centres d’intérêt qu’eux. Cette différence d’utilisation est importante.
« Quand on réfléchit aux conséquences et aux mésusages des réseaux sociaux, il faut penser à l’importance des inégalités sociales. Mais l’on n’a pas suffisamment ce réflexe de prendre en compte les fractures sociales. Avec l’éducation, on peut aider tous les enfants à déjouer les pièges d’Internet. »
En revanche, ce qui est plus préoccupant, c’est l’appétence des jeunes pour l’information en continu. Dans un monde qui évolue très vite et où les alertes sur les événements sont permanentes, elle provoque une très forte charge émotionnelle, ne permet pas le recul cognitif et confronte à l’incapacité de pouvoir aider les victimes. Cette confrontation permanente à la souffrance du monde peut provoquer un effet contraire à celui attendu : elle ne développe pas une empathie généralisée, bien au contraire, l’empathie s’épuise et provoque un repli sur soi. Et cela touche davantage les jeunes générations compte tenu de leur plus grande disponibilité et curiosité que les adultes.
Comment expliquez-vous la montée en puissance, chez les jeunes générations, d’idéologies radicales qui vont à l’encontre de nos valeurs universalistes ?
Les jeunes ont toujours été attirés par les théories radicales. Souvenons-nous des années 70 avec les mouvements d’extrême gauche allant parfois jusqu’à la lutte armée. Ils y revendiquaient le droit de construire un monde différent de celui que leurs parents avaient laissé. C’est toujours la même chose : les ados ont un sens critique aiguisé, et le désir d’explorer les voies que leurs parents ont laissées de côté. En plus, n’oublions pas qu’ils doivent se séparer de leurs parents et c’est plus facile pour eux de le faire en se fâchant plutôt qu’en s’entendant bien ! Si vos enfants vous disent qu’ils sont très heureux avec vous, inquiétez-vous car ils ne partiront jamais. Ils sont au carrefour de deux sentiments : rêver d’un monde différent et se séparer de leurs parents, au prix d’en rajouter une couche sur ce qu’ils leur reprochent.
Mais l’idéologie woke révèle-t-elle aussi cette volonté de rompre avec sa propre histoire parentale ?
À l’origine, le mot n’était pas une insulte. Il signifiait « éveillé » et évoquait le fait de mieux penser les inégalités sociales et raciales. Aujourd’hui, cette idéologie consiste souvent à juger le monde du passé à l’aune des valeurs d’aujourd’hui. C’est notamment en lien avec les réseaux sociaux, où très peu de choses sont contextualisées et datées, légitimant la possibilité de penser que les valeurs d’aujourd’hui peuvent s’appliquer au monde d’hier alors que chaque époque fabrique ses propres valeurs. C’est ce qu’on devrait apprendre dès l’école ! Car le grand problème du développement des technologies, c’est qu’elles obligent à penser les valeurs autrement. Et les technologies numériques font changer le monde encore plus vite, sans compter l’embrasement provoqué par des algorithmes scélérats qui amènent les gens à caricaturer leur position, à s’enfermer dans leur raisonnement. Penser les valeurs d’hier en lien avec les sciences et les technologies du passé est essentiel, car cela prépare à créer les valeurs de demain, dans un monde scientifiquement et technologiquement différent.
Que pensez-vous du militantisme qui agite les jeunes générations à propos du réchauffement de la planète ? Leurs actions extrêmes expriment-elles une vision apocalyptique d’un monde qu’elles refusent ?
Il y a une telle inertie générale liée à ce sujet que ceux qui décident d’être à la pointe de ce combat ont le sentiment qu’ils ne peuvent être entendus qu’en mobilisant les médias par des actes provocateurs. Mais la provocation a toujours été un moyen de se faire entendre. Pour ce qui concerne les ados, c’est intéressant de croiser la sociologie avec ce que l’on sait du fonctionnement du cerveau qui mature en deux temps. Dans un premier temps, le système limbique2Ensemble de structures cérébrales situées dans la région médiane et profonde du cerveau, jouant un rôle majeur dans la mémoire et les émotions, de même que dans l’élaboration des comportements. arrive à maturation : les ados développent une sensibilité à la récompense beaucoup plus grande que les adultes (d’où l’engouement pour les jeux vidéo et les réseaux sociaux), et une grande excitabilité socio-émotionnelle qui les rend très influençables par les choix de leur groupe. Non seulement ils imaginent les transgressions, mais en plus ils peuvent les faire, et encore plus s’ils ressentent une attente de leur groupe ! Puis entre 18 et 25 ans, le jeune acquiert le contrôle de ses émotions, les inhibe et rentre dans la catégorie adulte. Mais il y a aussi un fait nouveau : le monde où vivent les jeunes est beaucoup plus angoissant que le nôtre quand nous avions leur âge, avec le réchauffement de la planète, les guerres, les crises économiques… Face à l’inertie générale, la violence de leur contestation est compréhensible, et d’ailleurs partagée par un nombre de plus en plus important d’adultes.
Constatez-vous une forme de déni particulier chez les jeunes avec un rejet du réel qui s’illustre par l’adhésion aux fake news et leur propagation ?
On fait porter beaucoup trop de responsabilités problématiques sur les jeunes. Je vous assure que la plupart d’entre eux sont surtout préoccupés par des problèmes pratiques : comment ils vont se loger, se nourrir, faire leurs études. De plus, ils sont stressés par leurs parcours scolaires, qui passent par des nouveaux outils digitaux anxiogènes, comme Pronote ou Parcoursup… Aujourd’hui, ce stress est sans précédent après un épisode de confinement qui les a isolés, suivi par la guerre, l’escalade des conflits, sans parler de la Chine et des incertitudes qui menacent la paix mondiale. Ils portent sur leurs épaules ce monde-là qu’il va falloir qu’ils transforment. Alors il ne faut pas confondre une petite minorité d’activistes avec une grande majorité submergée par des problèmes quotidiens.
Par ailleurs, aucune étude sérieuse ne montre que les jeunes seraient plus dans le déni de la réalité que les adultes. Rien ne prouve aussi que les jeunes soient des cibles privilégiées des « fake news ». On sait en revanche que les jeunes de milieux défavorisés y sont beaucoup plus sensibles, parce qu’ils sont moins bien accompagnés par leurs parents dans la compréhension des logiques d’Internet. Ils ont moins de recul cognitif, comme peuvent l’être les enfants des milieux favorisés. Quand on réfléchit aux conséquences et aux mésusages des réseaux sociaux, il faut penser à l’importance des inégalités sociales. Mais l’on n’a pas suffisamment ce réflexe de prendre en compte les fractures sociales. Avec l’éducation, on peut aider tous les enfants à déjouer les pièges d’Internet.
« Le déni s’organise sur une pensée binaire qui est la tentation permanente de l’esprit humain. »
En matière d’agressions sexuelles, d’actes d’inceste, de pédophilie, ou d’attitudes sexistes, les paroles se libèrent. Quel regard portez-vous sur ces formes de libération ? Est-ce un pas vers le renoncement aux dénis ?
Oui, je pense que le mouvement #MeToo a rompu la loi du silence. Le numérique a aussi permis de recueillir beaucoup de témoignages de victimes de la pédophilie dans l’Église. Ces outils ont aidé à mettre fin aux dénis sur le viol, les violences faites aux femmes, l’inceste… Sur Internet, tout le monde peut dire « Moi aussi ». Or, dans le passé, tout le monde n’avait pas la possibilité d’écrire un livre ou de se faire entendre pour raconter son histoire. En revanche, un déni peut toujours être remplacé par un autre. Par exemple, la dénonciation du déni des violences faites aux femmes peut cacher le déni de la violence faite aux hommes sous forme d’instrumentalisation. Tous les hommes ne sont pas des agresseurs et toutes les femmes ne sont pas des victimes ! Le déni s’organise sur une pensée binaire qui est la tentation permanente de l’esprit humain. « Est-ce que tu es avec moi ou contre moi ? » Il est également alimenté par Internet ou les médias avec des sondages : « Est-ce que vous êtes pour ou contre tel sujet ? », qu’il soit politique, sociétal ou économique.
Les discours haineux sur la Toile sont en progression constante et sont en majorité de nature antisémite et raciste. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Facebook et les autres ne font pas leur travail dans ces domaines. Il a été démontré que les pays orientaux notamment ont très peu de régulateurs. Les pays occidentaux en ont un peu plus mais pas suffisamment. La responsabilité du législateur est colossale. Facebook est une machine à fabriquer de la haine. Les messages négatifs sont beaucoup plus viraux et les gens échangent plus d’informations entre eux quand elles sont binaires. Mais pour Facebook, la haine est l’écume de la vague qui lui amène toujours plus de données personnelles des usagers. L’essentiel pour lui est le trafic, quelle que soit la nature des discours. Le législateur doit casser ce système en obligeant les plateformes à modérer. Le Règlement général de protection des données (RGPD) est un premier progrès. L’Europe pose peu à peu les bases d’une régulation mais qui n’est pas suffisante. Il faut aller plus loin, et surtout ne jamais oublier que les usagers sont les otages des algorithmes. Aucune plateforme n’existe pour le bien-être des usagers. Tout est business, recettes publicitaires et marketing. Sans oublier évidemment les usages racistes ou politiques : en Inde, par exemple, les autorités utilisent les algorithmes de Facebook pour stigmatiser les musulmans.
Les outils numériques portés par des influenceurs malveillants peuvent donc être utilisés comme une arme, dites-vous, de destruction massive ?
En effet, les outils numériques sont une arme terrifiante pour ceux qui veulent produire du chaos, et celui-ci est une menace terrible sur les sociétés démocratiques occidentales. Les sociétés totalitaires, elles, s’en protègent en contrôlant leurs populations avec des moyens qui piétinent tous les droits humains. Ce qui rend la situation des démocraties très complexe et très fragile alors que trop souvent, elles sont présentées comme solides et inscrites dans l’Histoire. Mais on sait aussi que la meilleure façon de provoquer le chaos est d’y préparer les gens en leur disant qu’il est inévitable ! Poutine en est l’illustration. Ne cédons pas à la panique !
Le syndrome de l’autruche à la loupe
Comment le déni s’installe-t-il ? Quels en sont les ressorts et comment en sortir ? Le psychiatre Serge Tisseron étudie ce « syndrome de l’autruche » dont nombre de propos tenus lors de la pandémie de Covid ont récemment illustré tous les aspects. L’essai Le déni ou la fabrique de l’aveuglementse lit comme un roman, s’ajoutant à beaucoup d’autres de l’auteur sur l’analyse de nos comportements émotionnels, et permet de comprendre l’aveuglement des individus qui empêche nos sociétés d’agir efficacement en période de crise. Il décrypte notamment ce qui constitue le terreau des théories du complot.
Le déni ou la fabrique de l’aveuglement, Serge Tisseron, Albin Michel, 2022, 230 p., 21,90 €.
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