Propos recueillis par la rédaction
Pourquoi un nouvel ouvrage sur le négationnisme après celui paru en 20211Stéphanie Courouble-Share, Les idées fausses ne meurent jamais. Le négationnisme, histoire d’un réseau international, Paris, Le Bord de l’eau, 2021. ?
SCS : Mon premier ouvrage analysait l’infiltration des organisations, des auteurs, des idées négationnistes dans divers domaines tels que les médias, internet, les universités, les cours de justice et même les milieux politiques. Il proposait une étude approfondie de l’histoire du négationnisme depuis 1945, dans une perspective internationale. J’y explorais les liens idéologiques existant entre les auteurs de différents pays, ainsi que les scandales négationnistes qui ont ébranlé plusieurs décennies.
Le second ouvrage se veut concis et pratique dans son approche du négationnisme. Il constitue une synthèse du premier livre, mais met davantage l’accent sur le négationnisme contemporain depuis la conférence internationale des négationnistes en Iran en 2006. De plus, il propose une description détaillée des différentes stratégies permettant de réfuter les arguments négationnistes. Ces deux ouvrages ont des approches distinctes et complémentaires, offrant une vision panoramique du négationnisme.
En quoi a consisté votre collaboration ?
SCS : La structure du livre pratique publié par les éditions Eyrolles exigeait l’écriture de fiches explicatives et pédagogiques qui viennent compléter chaque chapitre. L’idée de mettre en place des fiches de réfutation dans cet ouvrage sur le négationnisme m’est immédiatement venue à l’esprit, et j’ai tout naturellement pensé à Gilles Karmasyn pour cette tâche. Il est le fondateur et directeur du site de réfutation sur le négationnisme phdn.org (« Pratique de l’Histoire et Dévoiements Négationnistes ») depuis 1996 et a une grande maîtrise tant de l’histoire et de l’historiographie de la Shoah que des rhétoriques négationnistes.
Cette collaboration permet une articulation que nous espérons efficace entre l’exposition des concepts, l’exploration de l’histoire des mouvements militants et des réseaux négationnistes d’une part, et d’autre part, l’apport concret et pratique des fiches rédigées par Gilles.
GK : La France dispose de très bons travaux sur l’histoire intellectuelle et politique du négationnisme mais l’injonction parfaitement légitime de l’historien Pierre Vidal-Naquet de ne pas débattre avec les négationnistes a peut-être été entendue comme un appel à ne pas s’intéresser concrètement à leurs discours. La proposition d’Eyrolles et de Stéphanie d’inclure dans un ouvrage grand public des fiches aux contenus très concrets, exposant à la fois l’absurdité des mensonges négationnistes face à l’énorme corpus documentaire sur la réalité de la Shoah et l’incroyable mauvaise foi des négationnistes, va dans le sens promu par PHDN depuis un quart de siècle : offrir à la fois de la théorie permettant de comprendre le phénomène négationniste et un outillage rigoureux pour le combattre.
En quoi le négationnisme peut-il être comparé à une forme de désinformation, de conspirationnisme et de réécriture de l’histoire ?
SCS : Les négationnistes tentent de réécrire l’histoire en niant ou minimisant des événements tels que la Shoah, tout comme ceux qui manipulent l’information pour altérer la perception de la réalité et promouvoir des biais politiques et idéologiques radicaux. Négationnistes, propagateurs de désinformation et conspirationnistes font tous un usage sélectif et falsificateur des sources afin de valider leurs hypothèses de départ. Ils s’adressent avant tout aux émotions pour semer le doute auprès de l’opinion publique, instaurer la méfiance envers les sources crédibles et susciter peurs et préjugés. Ces pratiques sont associées à la diffusion délibérée de fausses informations par différents canaux de communication, rendant difficile leur réfutation auprès du grand public. En remettant en question l’autorité des institutions, des experts, des historiens, ces acteurs sapent la confiance du public dans les voix légitimes et les sources d’information fiables.
« Les négationnistes tentent de réécrire l’histoire en niant ou minimisant des événements tels que la Shoah, tout comme ceux qui manipulent l’information pour altérer la perception de la réalité et promouvoir des biais politiques et idéologiques radicaux. » Stéphanie Courouble Share
Il existe cependant des différences fondamentales entre les négationnistes et d’autres formes de désinformation. L’une des principales réside dans le fait que le négationnisme se distingue par sa structure institutionnelle avec des organisations, associations, maisons d’édition et revues dédiées, poursuivant un agenda politique visant à blanchir et réhabiliter le nazisme. Ces caractéristiques spécifiques font du négationnisme un phénomène unique, ayant perduré pendant plusieurs décennies, et se démarquant ainsi des autres tentatives de falsification de l’histoire qui ne bénéficient pas toujours d’une telle structuration et persistance dans le temps.
Ces différences sont notamment effacées par l’usage erroné du terme « négationnisme » pour des phénomènes qui n’en relèvent pas : la pandémie, le climat, l’économie ou encore la colonisation. Le terme doit être réservé à la négation de la réalité des crimes de masse, sans quoi, c’est la réalité même de ces crimes qui se trouve édulcorée.
GK : Oui, cette inflation de l’utilisation du terme « négationnisme » est très problématique, et reflète d’ailleurs celle qui touche au terme « génocide ». Cela efface les spécificités du discours négationniste, comme la malhonnêteté absolue de ses producteurs, qui savent parfaitement qu’ils mentent, ce qui n’est pas toujours le cas pour d’autres discours de désinformation. Surtout, la nature de l’événement nié, des meurtres de masse, est absolument radicale, comme est radicale et absurde sa négation, compte tenu des éléments documentaires massifs dont on dispose. Mais, plus que tout, ce qui distingue le négationnisme, c’est la radicalité de son but : en effet le discours négationniste vise à la réhabilitation des conditions objectives de survenue du type même d’événement qu’il nie. Le négationniste aspire à rendre de nouveau légitime un antisémitisme génocidaire. Il souhaite la survenue d’un nouveau massacre de masse de la catégorie des victimes dont le précédent massacre est nié.
« Le discours négationniste vise à la réhabilitation des conditions objectives de survenue du type même d’événement qu’il nie. Le négationniste aspire à rendre de nouveau légitime un antisémitisme génocidaire. » Gilles Karmasyn
Vous parlez de « distorsion » de la Shoah » dans votre ouvrage. De quoi s’agit-il ? En quoi cela se distingue-t-il du négationnisme ?
SCS : Tous les négationnistes, sans exception, distordent la réalité historique de la Shoah en inventant des faits. Ainsi le négationniste américain Arthur Butz, prétend sans le moindre fondement que le nombre de victimes juives est très faible, en avançant l’argument selon lequel les couples de survivants, en raison de mariages forcés dans les communautés juives avant la guerre, ne souhaitaient pas se retrouver après la guerre. Il affirme ainsi que ces survivants se cachaient les uns des autres sous de faux noms, ce qui expliquerait que beaucoup de Juifs aient « disparu ».
Tous les négationnistes sont des « distortionnistes », mais tous les distortionnistes ne sont pas des négationnistes. Certains se limitent à déformer l’histoire de la Shoah sans nier l’existence même du génocide, mais en minimisant sa gravité. Le terme de « distorsion » est également utilisé par des organisations telles que l’International History Remembrance Alliance (Ihra, « Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste ») et l’Unesco pour décrire les autres formes d’instrumentalisation de la Shoah. Cela inclut la banalisation, la trivialisation et l’inversion de la Shoah, qui sont des phénomènes où le génocide est utilisé à des fins politiques ou idéologiques.
Quel rôle joue le négationnisme de nos jours et quels en sont les acteurs ?
SCS : Nous avons les idéologues, ceux qui produisent des discours négationnistes, ceux qui diffusent et relaient ce discours et ceux qui le soutiennent. Les deux principaux producteurs sont aujourd’hui l’italien Carlo Mattogno et l’allemand Germar Rudolf. Par contre, les diffuseurs, individus et organisations, sont très nombreux.
Les arguments négationnistes jouent un rôle de catalyseur pour les mouvements néo-nazis et leur communication en ligne. Ces mouvements se dédouanent ainsi des crimes nazis, ce qui leur permet de manifester ouvertement avec leurs enfants dans les rues des États-Unis, arborant des t-shirts et des drapeaux nazis, sans ressentir la moindre culpabilité. La négation de la Shoah devient un fondement idéologique justifiant une violence renouvelée. Un exemple tragique de cette réalité est l’attentat perpétré par Stephan Baillet, un néo-nazi allemand, en octobre 2019, qui a attaqué une synagogue2Attentat terroriste du 9 octobre 2019 à Halle-sur-Saale (Saxe-Anhalt) causant la mort de deux personnes et en blessant deux autres. en déclarant : « Je suis Anon3Terme désignant les utilisateurs des forums anonymes d’extrême droite., l’Holocauste n’a jamais existé ». Il y a ici un lien direct entre des propos négationnistes et un attentat antisémite. Cette situation souligne l’ampleur des conséquences dangereuses que peuvent avoir les discours négationnistes, en alimentant la violence et la haine.
« La négation de la Shoah devient un fondement idéologique justifiant une violence renouvelée. Un exemple tragique de cette réalité est l’attentat perpétré par Stephan Baillet, un néo-nazi allemand, en octobre 2019, qui a attaqué une synagogue. » Stéphanie Courouble Share
Par ailleurs, le négationnisme peut se manifester de manière idéologique et subtile chez certains intellectuels. Dans mon premier livre, j’aborde le cas de l’intellectuel allemand Ernst Nolte, qui a soutenu les négationnistes pendant de nombreuses années. Dans son dernier ouvrage en 2002 intitulé « Kausale Nexus », il exprime de manière encore plus directe sa position négationniste. On peut s’étonner que cela n’ait suscité quasiment aucune réaction ni débat.
Quels modes de diffusion les négationnistes utilisent-ils ?
SCS : Les négationnistes diffusent leurs productions par des livres et des revues, principalement en ligne de nos jours, ainsi que les réseaux sociaux. Leurs ouvrages négationnistes sont disponibles sur toutes les plateformes de e-commerce. Des maisons d’édition telles que celle de Germar Rudolf, ou encore la maison d’édition de Jean Plantin, proposent un large éventail de livres négationnistes. Leur objectif est de les faire apparaître dans les mêmes catégories et étagères que les ouvrages sur la Shoah, afin de tromper les acheteurs. Parallèlement, des envois de mails en masse proposant du matériel négationniste sont régulièrement effectués notamment aux historiens, instituts de recherche et centres communautaires.
GK : Les négationnistes ont été parmi les premiers à faire un usage massif d’internet dès le début des années 1990. Mais c’est l’arrivée des plateformes vidéo, medium idéal pour les raccourcis et les falsifications, et des réseaux sociaux qui constituent la véritable rupture : désormais tous les « sympathisants » se font le relais des mensonges négationnistes, sans le moindre effort, et presque complètement protégés par l’anonymat et l’extrême complaisance – dans les faits – des grandes plateformes. On voit apparaître des militants et propagateurs sans réelle connaissance même du discours des négationnistes mais qui diffusent massivement non seulement les contenus produits par les quelques « vrais » auteurs, mais aussi de très vieux matériaux dont l’indigence ne les rebute nullement. Le négationnisme est ainsi devenu un « code culturel » permettant connivence et construction de « bulles » idéologiques qui profitent aussi de – et contribuent à – l’ambiance complotiste et antisémite qui règne sur le net.
En quoi le Digital Services Act (DSA) peut-il aider à contenir le négationnisme sur les grandes plateformes ? Peut-il avoir des effets contre-productifs ?
SCS : Depuis plusieurs années, les grandes plateformes se sont engagées dans une lutte accrue contre les discours de haine en ligne. Malheureusement, ces mesures se sont révélées insuffisantes, ce qui a conduit à la proposition du DSA par la Commission européenne. Ce texte législatif vise à réguler les contenus haineux. Les grandes plateformes, celles ayant plus de 45 millions d’utilisateurs mensuels, disposent désormais d’un délai jusqu’au 25 août4Cet entretien a été réalisé le 10 juillet 2023 (ndlr). pour « nettoyer » leurs plateformes de tout contenu illicite. Les discours négationnistes et antisémites sont considérés comme des propos haineux et sont interdits par la loi dans la plupart des pays européens. Ils ne devraient donc plus être présents sur les principales. Le 25 avril 2023, la Commission européenne en a publié une première liste, telles qu’Amazon, Apple Store, Facebook, Google Instagram, TikTok, Twitter, Wikipedia, YouTube, ainsi que deux moteurs de recherche, Bing et Google Search. YouTube est actuellement en train de retirer les vidéos antisémites et négationnistes, tandis que Facebook fait également des efforts. Cette nouvelle législation aura évidemment pour effet de renforcer un phénomène déjà largement engagé, à savoir la migration de ces utilisateurs vers des médias sociaux alternatifs. Ce phénomène ne pourra être contrôlé qu’à partir d’une audience de 45 millions d’utilisateurs : entre temps, la prolifération de contenus illicites pourrait s’intensifier.
Quelles sont les autres solutions pour contrer le négationnisme en ligne ?
GK : Il y a deux axes. Le premier consiste à réfuter les principales propositions négationnistes. Il ne s’agit évidemment pas d’entamer le moindre dialogue avec des falsificateurs qui savent qu’ils mentent, mais on ne peut pas laisser ces mensonges sans contrefeu. Cela nécessite une connaissance très fine des discours négationnistes et suffisamment d’estomac pour s’y confronter. Malheureusement, aucun acteur institutionnel n’a jamais entrepris une telle démarche. PHDN se positionne donc sur cet axe, par défaut, et ce depuis plus de 25 ans. Le second axe encore plus fondamental est celui de la mise à disposition du grand public de matériaux historiques à la fois pointus et accessibles sur l’histoire de la Shoah, en se démarquant des approches pédagogiques classiques, largement prises en charge par des acteurs institutionnels, mais adaptées à un monde sans négationnisme. Il faut donc montrer comment les historiens travaillent, élaborent leur connaissance et leur restitution de la réalité, déplier leurs procédés, ce qui donne à voir en même temps en quoi le discours négationniste est radicalement une « anti-histoire ». Il faut aussi proposer (gratuitement !) en ligne des sélections de sources primaires (extraits, mais aussi documents entiers, traductions, transcriptions, reproductions) qui permettent de mesurer la qualité et la quantité du corpus dont on dispose. Depuis une trentaine d’années, seules des initiatives privées, hors les projets principaux anglophones-germanophones de l’European Holocaust Research Infrastructure (Ehri) et hdot.org, ont entrepris de le faire. Avec le danger que la disparition de ces acteurs entraîne celle des contenus qu’ils ont mis en ligne ; c’est arrivé pour plusieurs sites majeurs, que nous avons remis sur PHDN.
« Il faut montrer comment les historiens travaillent, élaborent leur connaissance et leur restitution de la réalité, déplier leurs procédés, ce qui donne à voir en même temps en quoi le discours négationniste est radicalement une « anti-histoire. » Gilles Karmasyn
La pérennité, la sélection, la curation et la médiation de ces contenus doivent faire l’objet de projets sur le long terme. Nous avons souvent constaté que les contenus parfois proposés par des institutions ont une durée de vie en ligne assez courte (modifications de liens, voire disparitions pure et simple au bout de quelques années). C’est une aberration. Là aussi PHDN (comme d’autres initiatives privées dans le monde anglo-saxon) se substitue à des manques criants. Nous ne disposons cependant pas du temps ni des ressources nécessaires pour produire ce qui serait pourtant ici indispensable : des adaptations vidéo sous différents formats afin de présenter les sources primaires mises en ligne. Toutes les sources doivent en effet faire l’objet de médiations multiples, adaptées à des publics différents notamment, utilisables par des corps enseignants pour tous niveaux. Beaucoup reste à faire, et surtout tout reste à faire du côté des institutions.
Stéphanie Courouble Share est historienne, ancienne élève du professeur Pierre Vidal-Naquet, spécialiste du négationnisme, chercheure associée à The Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (ISGAP), à New York (États-Unis). Elle intervient sur le négationnisme à l’École internationale pour l’enseignement de la Shoah à Yad Vashem (Israël).
Gilles Karmasyn est le créateur et responsable depuis 1996 du site de documentation et de lutte contre le négationnisme phdn.org, dont les ressources sont régulièrement conseillées par l’Éducation nationale et utilisées notamment par le Mémorial de la Shoah à Paris. Il a collaboré à plusieurs reprises à la Revue d’Histoire de la Shoah.