Propos recueillis par Emmanuel Debono (été 2023)
Quel est le modèle économique des plateformes numériques ?
Pour le comprendre, il faut repartir du modèle économique des médias traditionnels, titres de presse, chaînes de télévision ou radio, et expliquer que leurs contenus sont extrêmement chers à produire. Pour éviter que ce coût ne soit supporté par les seuls lecteurs ou téléspectateurs, les médias sont allés chercher une seconde source de financement, la publicité. Ainsi, ils bénéficient de deux types revenus : les ventes aux lecteurs et aux annonceurs.
Sur les plateformes numériques, on accède généralement gratuitement à l’ensemble de leurs contenus. La partie « prix de vente aux lecteurs » n’existe pas, les annonceurs financent donc seuls l’intégralité en achetant de l’espace publicitaire des sites. Leur gratuité attire une large audience, qui attire à son tour un grand nombre d’annonceurs. Pour les médias historiques, ces chiffres d’audience sont de l’ordre de centaines de milliers de lecteurs voire de millions pour les chaînes de télévision, pour les plateformes c’est en milliards : 2,9 milliards d’utilisateurs actifs pour Google, 2 milliards pour YouTube et Instagram1Sources Statista, 2023.. Ces acteurs du numérique sont extrêmement puissants économiquement et financièrement.
Les données, écrivez-vous, sont le nouvel « or noir »…
Une des caractéristiques économiques de leurs modèles d’affaires est en effet qu’elles collectent massivement les données des utilisateurs. Nos multiples consommations en ligne, pour échanger, interagir, travailler laissent des milliers et des milliers de traces qui leur permettent de nous connaître finement. Cette collecte de données associée à l’algorithmie et à l’intelligence artificielle permet à la fois de nous proposer des contenus qui sont encore plus en adéquation avec notre profil mais également constitue une richesse pour les annonceurs pour mieux nous cibler.
Il faut bien comprendre que l’univers du numérique nous place à l’échelle mondiale, avec de très larges synergies et des effets de réseaux pour les acteurs qui détiennent cet actif stratégique que sont les données. Une course à la taille se joue entre ces acteurs, qui débouche sur des positions qui permettent aux plus gros de « manger » facilement leurs concurrents, tendant à les rendre encore plus gros, et à obtenir des positions de monopole, avec toutes les conséquences qui en découlent sur le plan démocratique lorsque ces acteurs se positionnent sur le marché de l’information.
Est-ce la fin des médias historiques ?
Les médias historiques sont confrontés à de nombreuses difficultés. La première est clairement économique. Elle est liée au fait que sur le marché de la publicité en ligne, les nouveaux acteurs siphonnent toutes leurs recettes. Ils se trouvent donc face à un problème de revenu qui se corrèle à la baisse de leur audience. Les consommateurs et notamment les plus jeunes se tournent de plus en plus vers les médias sociaux pour se divertir et s’informer. Cette baisse généralisée de la durée d’écoute entraîne une fuite des annonceurs. En une quinzaine d’année, la presse écrite a perdu 70 % de ses revenus publicitaires. Son modèle économique est difficilement viable puisqu’il n’y a plus suffisamment de lecteurs pour couvrir les coûts de production. Il devient difficile de salarier de nouveaux journalistes, de travailler sur de nouvelles thématiques, de faire face à la concurrence… Les médias historiques n’ont pas les moyens financiers des plateformes en ligne. Netflix bénéficie de près 220 millions d’abonnés dans le monde, difficile de rivaliser pour une chaîne de télévision ! L’entreprise investit des milliards par an dans des contenus, achètent des droits de propriété intellectuelle de films et de séries, engage de très larges dépenses marketing… La dissymétrie est immense et les acteurs historiques apparaissent infiniment petits par rapport à ces nouveaux acteurs qui, en l’espace de vingt ans, ont complètement envahi nos vies. Leur présence et leur puissance remettent en cause à la fois les positions de force des principaux médias mais aussi les règles du jeu démocratique.
Les acteurs historiques apparaissent infiniment petits par rapport à ces nouveaux acteurs qui, en l’espace de vingt ans, ont complètement envahi nos vies. Leur présence et leur puissance remettent en cause à la fois les positions de force des principaux médias mais aussi les règles du jeu démocratique.
Vous expliquez dans votre livre que l’une des conséquences de cette évolution est l’émergence de déserts d’informations locales…
C’est quelque chose qui m’a fortement impressionnée. Des chercheurs américains2Le Rapport Stigler, 2019. ont observé ce qui se passait aux États-Unis mais également dans les grands pays européens. En l’espace de dix ans, un quotidien régional américain sur deux est mort. Des cantons entiers n’ont plus de presse quotidienne régionale, près de 1 800 journaux ont mis la clé sous la porte ou ont été obligés de se regrouper pour exister. La modification de nos pratiques informationnelles entraîne la baisse du nombre de titres et du nombre de journalistes locaux Les chercheurs ont montré qu’il existait une corrélation entre cette diminution de la fréquentation des titres et la baisse de participation aux scrutins électoraux.
Les médias traditionnels bénéficient des aides de l’État à la presse et que les modes de distribution des chaînes sont encadrés parce que l’information est considérée comme un bien public : elle participe de la transformation d’un consommateur en citoyen éclairé, qui va aller voter. Ce qui est très inquiétant, c’est que toutes les études mettent en évidence le fait que les titres régionaux qui disparaissent ne sont pas remplacés. Les gens passent plus de temps en ligne et vont de moins en moins voter ; ils ont moins d’intérêt pour la chose publique, la chose politique. Ce constat s’observe au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie ou encore en Allemagne.
Vous évoquez la position dominante des plateformes ; vous parlez même de position « dominatrice ». Peut-on parler d’une politique de conquête ?
Oui, complètement. Ces géants dominent à de nombreux égards. Pour s’informer, un individu va aller sur des plateformes comme YouTube, Google ou Instagram, devenues des portails d’accès à l’information ; c’est comme sur une voie d’autoroute où l’on est obligé de passer. Elles ont une grande capacité à faire circuler l’information, à la stocker, à l’exploiter. Elles sont également incontournables pour les éditeurs, obligés d’être répertoriés sur ces sites qui leur apportent trafic et visibilité. Mais de facto, ces géants du numérique ont un pouvoir de censure. On voit bien les risques démocratiques que peut engendrer cette position hégémonique dans le monde de l’information. Ils sont les relais de contenus qu’ils ne fabriquent pas tout en ayant droit de vie ou de mort sur des éditeurs.
Vous soulignez l’urgence d’agir. Est-on d’après vous à un moment critique ?
Oui, les pouvoirs publics ont un rôle urgent à jouer dans la régulation et la réglementation. Nous consommons en ligne en permanence. Il y a seulement 1% des moins de 25 ans qui achète un titre papier – ce qui ne veut pas toutefois pas dire que ces jeunes ne lisent pas la presse. Mais les nouvelles générations, rejointes par les anciennes aussi, s’informent majoritairement en ligne. Il est impératif que les médias traditionnels puissent trouver un modèle économique qui soit viable et qu’ils demeurent attractifs auprès des publics.
Que désigne aujourd’hui le terme « information » ?
On parle d’une information de qualité, lorsque celle-ci est sourcée, vérifiée et que l’on peut distinguer le fait d’une opinion. Avec l’ère de post-vérité, celle dans laquelle nous sommes entrés, on commence à remettre en cause des faits scientifiquement prouvés.
Un journaliste a une déontologie, son rôle est d’abord de rechercher des faits, puis de les vérifier, de les traiter, de les hiérarchiser. Le passage complexe que nous vivons actuellement réside dans le fait que grâce à un smartphone, on a tous la possibilité de poster des informations, des photos, sans pour autant être des journalistes. Je tiens à le souligner, c’est une formidable opportunité, une ouverture extraordinaire à de nouvelles formes de libertés d’expression, de communication et d’accès à la connaissance. Toutefois, dans ce nouvel espace numérique, l’information de qualité n’est plus la seule à circuler ; de fausses informations (fake news), intentionnelles ou non, ont envahi la Toile ; les discours haineux font florès et portent atteinte à notre démocratie. Il faut mettre fin en urgence à ce désordre informationnel.
Le passage complexe que nous vivons actuellement réside dans le fait que grâce à un smartphone, on a tous la possibilité de poster des informations, des photos, sans pour autant être des journalistes.
Les exemples des risques liés à ce désordre sont nombreux. Je rappelle notamment dans mon ouvrage comment la société d’influence Cambridge Analytica a siphonné les données de 82 millions de profils d’utilisateurs de Facebook à leur insu et leur a adressé des milliers de messages pro Trump et pro Brexit. L’univers numérique est complètement différent de celui d’antan, une nouvelle Loi qui encadre les médias s’impose.
Le risque existe-t-il que les journalistes nourrissent eux-mêmes ce modèle qui détruit l’information et leur métier ?
Il y a encore une vingtaine d’années, les journalistes étaient dans une position de monopole de traitement et de diffusion de l’information. Ils se retrouvent aujourd’hui en concurrence directe avec des milliers de gens qui postent des millions de contenus chaque jour. Pour en émerger, chacun cherche à se différencier ; le clash, la polarisation, les contenus haineux sont souvent choisis. Il est plus rentable d’affirmer « c’est noir » ou « c’est blanc », que d’avoir un propos mesuré qui va prendre du temps, à rédiger comme à lire. Il nous faut donc absolument trouver le moyen de ralentir ce flot ! Les journalistes sont les premiers à être à la fois touchés et victimes. Ils doivent trouver des moyens de ne pas entrer dans le « plus de buzz » qui conduit à négliger les règles déontologiques qu’ils ont apprises et à franchir la ligne rouge. Cela signifie aussi qu’il faut que le propriétaire du média accepte de pas être dans cette recherche incessante de faire du buzz pour plus d’audience, donc plus de profit. Il leur faut accepter que l’investigation et la réflexion prendront toujours plus de temps. Cela est d’autant plus difficile que nous sommes dans un contexte concurrentiel fort.
Les journalistes sont par ailleurs confrontés – c’est vrai dans le monde occidental et France en particulier – à une véritable défiance vis-à-vis des institutions.
Comment l’expliquer ?
Les nouveaux usages liés au numérique permettent d’aller chercher de l’information et de se croire très vite expert ; parce qu’on a lu deux articles, on sait ! Les médecins font le même constat avec des patients qui arrivent en disant « Voilà j’ai ça, donnez-moi tel traitement ! ». C’est l’astrophysicien Stephen Hawking qui disait que « le plus grand ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance mais l’illusion de la connaissance ». Nous sommes dans l’ère de l’illusion de la connaissance. Mais ce n’est évidemment pas la seule cause.
Pour le politologue Yascha Mounk, auteur de l’ouvrage Le peuple contre la démocratie (L’Observatoire, 2018), les conditions de stabilité de nos démocraties ne sont plus réunies, en raison notamment du vacillement des médias de masse.
Selon une enquête menée par l’institut de sondage Ipsos entre le 13 mai et le 22 juin 2022, 70% des Américains estiment que leur démocratie ne sert que les intérêts des riches et des puissants. L’indifférence et l’idée que les médias seraient sous influence politique sont les deux principales raisons de cette défiance.
Vous citez le chiffre de 71% des 15-24 ans qui passent par les réseaux sociaux pour s’informer. Que dire sur les pratiques de cette tranche d’âge ?
La nouvelle génération s’est complètement emparée des pratiques en ligne en matière d’information. Cela ne veut pas dire qu’ils ne s’informent pas : ils s’informent différemment, ils consultent de nombreux sites en ligne comme Hugo Décrypte, Brut, Loopsider, Konbini… Toutefois, la consommation sur les réseaux sociaux laisse une large place aux fake news. Par ailleurs, le fonctionnement même des algorithmes conduit « naturellement » à rester dans le même univers informationnel, qui nous renvoie à ce que nous aimons, à ce que nos amis ont lu… C’est pour cela que l’on parle d’enfermement ou de biais algorithmique, avec le risque de perdre en pluralisme et en diversité informationnelle. Cela constitue un danger pour la démocratie.
Vous parlez en effet à ce sujet d’un « mouvement global de déconsolidation des démocraties »…
Oui nous l’avons évoqué précédemment et il faut en être conscient pour agir. Au niveau européen, des avancées sont quand même très encourageantes. On a eu le règlement général de la protection des données privées (RGPD) en 2016, qui a été une avancée majeure. Lourd à appliquer au début, on en constate aujourd’hui les bienfaits et à quel point il était nécessaire. Deux règlements concernant le service numérique et le marché numérique sont aujourd’hui mis en place. Sont visées les plateformes qui ont plus de 45 millions d’utilisateurs européens par mois. Il leur est demandé de mettre en place des outils techniques et humains en matière de modération, pour lutter contre les contenus illicites comme les fake news, les contenus haineux, le cyberharcèlement… les plateformes américaines ont bien compris que tout n’était pas permis sur le marché européen, un marché dont ils ne peuvent se passer.
Une responsabilisation est-elle possible ?
C’est l’objectif, oui, les responsabiliser et les embarquer en leur disant : « Vous ne pouvez pas être de simples hébergeurs ». On peut certes comprendre qu’elles n’aient pas les mêmes responsabilités que les éditeurs de contenus mais il faut leur dire : « Vous devez absolument avoir le pouvoir de stopper ce qui circule de façon illicite. » Si les plateformes refusent d’appliquer la règle, elles devront payer une amende qui pourra aller jusqu’à 6% de leur chiffre d’affaires mondial. Les plateformes américaines ne peuvent pas se séparer du marché européen et près de 450 millions d’utilisateurs potentiels. Elles vont devoir respecter notre démocratie et notre souveraineté culturelle.
C’est une problématique qui se pose également en termes politiques, avec le fait que ces plateformes sont plus puissantes que certains États. La valorisation boursière de Google et d’Apple est de 3 800 milliards de dollars. C’est supérieur au PIB de la France ! Souvenons-nous que l’ancien propriétaire de Twitter avait suspendu le compte de Donald Trump, alors président de la République, en raison de « conseils » de santé aberrants tenus pendant la crise sanitaire. On peut s’en réjouir mais aussi s’en inquiéter. Qu’est-ce qu’une plateforme ? Ce n’est pas un État, ses dirigeants ne sont démocratiquement élus. Dans cette nouvelle agora numérique, les médias sociaux puissants participent de la privatisation de l’espace public… Nos démocraties sont en danger.
Des révolutions techniques, économiques et d’usage ont transformé le secteur médiatique en profondeur. La loi qui encadre ces acteurs de l’audiovisuel n’est plus en lien avec la réalité et les enjeux des temps présents.
Vous écrivez que « sans entreprise médiatique, il n’y a pas d’information libre » et vous défendez le principe de grands groupes capables de faire face aux plateformes. On est très loin de l’image traditionnelle du grand groupe capitaliste nuisant à l’indépendance de l’information…
C’est en effet est un message difficile à faire passer parce qu’on a toujours opposé grands groupes et pluralisme. Pour constituer ces grands groupes et permettre une information indépendante, c’est-à-dire empêcher l’actionnaire de mettre la main sur l’information, il faut impérativement renforcer la loi, garantir la séparation entre l’actionnariat et les salles de rédaction en empêchant qu’un directeur de rédaction soit aussi le directeur de la publication, renforcer les comités d’éthique des chaînes de télévision en renforçant la loi du 14 novembre 2016, redéfinir le marché de l’information en tenant compte des plateformes. Il nous faut également une nouvelle loi permettant de mesurer correctement le seuil de concentration. Aujourd’hui, le dispositif de mesure est complètement désuet, ne prenant pas en compte nos pratiques numériques. La loi sur la liberté de communication date de 1986, le secteur de l’audiovisuel et des médias n’a plus rien à fois avec celui qu’il était il y a 35 ans. Nous sommes restés très conservateurs, la loi de 1986 a été modifié près de 90 fois ! Elle n’est plus qu’un amoncellement de transformations ad hoc. On ne parvient plus à la modifier en profondeur alors qu’il faudrait faire table rase. Des révolutions techniques, économiques et d’usage ont transformé le secteur médiatique en profondeur. La loi qui encadre ces acteurs de l’audiovisuel n’est plus en lien avec la réalité et les enjeux des temps présents.
Voyez-vous émerger une prise de conscience de ces enjeux ?
Oui, et je pense qu’elle est réelle depuis quelques années. Nous l’avons vu en matière de responsabilité des plateformes pour la lutte contre les contenus illicites qui circulent sur les réseaux ; on le constate également en ce qui concerne l’éducation aux médias et à l’information. L’assassinat de Samuel Paty a participé à cette prise de conscience et a permis – si j’ose dire – de faire avancer les choses. On est aujourd’hui nombreux à alerter, à expliquer, à réclamer des mesures. Il est prévu que les États généraux de l’information, annoncés fin juillet, abordent les conditions d’exercice du métier de journaliste, le modèle économique, la régulation du secteur de l’information et le rôle des différents acteurs. Les questions d’ingérences et de manipulation de l’information figurent également au programme.
Nathalie Sonnac est professeure à l’université Paris-Panthéon-Assas. Ancienne membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) de 2015 à 2021, elle a publié divers ouvrages sur les enjeux du numérique.
Nathalie Sonnac, Le nouveau monde des médias. Une urgence démocratique, Paris, Odile Jacob, 2023