Propos recueillis par Emmanuel Debono, historien
Entretien extrait du dossier Antisémitisme paru dans Le DDV n° 688, automne 2022
Quel est le sujet de la thèse de sociologie que vous préparez à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)1Avec le soutien financier de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. ?
Mon sujet porte sur les controverses autour de la gauche et de l’antisémitisme, en France et en Allemagne, entre 2000 et 2020. Je souhaite montrer en quoi le positionnement par rapport à l’antisémitisme est tributaire de traditions politico-théoriques nationales spécifiques et non d’une quelconque « essence » de la gauche. L’approche adoptée implique de ne pas partir d’une définition trop étroite de la gauche mais de montrer comment le rapport à l’antisémitisme contribue à façonner les différentes identités de gauche. Par exemple, en France, à travers la fracture entre, d’une part, une gauche néo-social-démocrate/populiste (LFI) et radicale (NPA, UJFP, mouvement autonome, antiracisme politique) aux penchants antisionistes appuyés, et, d’autre part, une gauche (néo)libérale (PS, SOS Racisme, UEJF) sensible à la question de l’antisémitisme et solidaire d’Israël.
« La notion d’antisémitisme structurel désigne à la fois la tendance à l’antisémitisme qui travaille le capitalisme et la forme générale de tout un ensemble de discours qui, s’ils ne ciblent pas explicitement les Juifs, présentent des points communs au niveau de la structure argumentative avec la vision du monde antisémite. »
Vous considérez l’antisémitisme comme un « phénomène structurel ». Pouvez-vous préciser cette interprétation ?
Cette interprétation s’inscrit dans l’héritage des réflexions de la première École de Francfort sur la question. L’antisémitisme est tendanciellement produit par la société capitaliste en tant que conscience mystifiée, comme l’a montré l’historien Moishe Postone. Le capitalisme est fondé sur la domination abstraite de la logique de la valeur qui s’impose à tous : le travailleur vend sa force de travail pour survivre et le capitaliste accumule constamment pour ne pas faire faillite. Or la compréhension de cette domination n’est pas spontanément donnée à l’individu qui tend à expliquer sa situation en personnifiant la logique abstraite du capital sous les traits de groupes malfaisants (les patrons, l’oligarchie… et in fine les Juifs). Il y a ainsi une prédisposition à l’antisémitisme au niveau des rapports sociaux fondamentaux de la société bourgeoise. La notion d’antisémitisme structurel désigne donc à la fois la tendance à l’antisémitisme qui travaille le capitalisme et la forme générale de tout un ensemble de discours qui, s’ils ne ciblent pas explicitement les Juifs, présentent des points communs au niveau de la structure argumentative avec la vision du monde antisémite.
En quoi l’anti-impérialisme, qui caractérise l’extrême gauche, peut-il être un obstacle à la compréhension même de l’antisémitisme ?
Davantage qu’un obstacle, l’anti-impérialisme est un vecteur de la porosité de la gauche à l’antisémitisme. D’une part, selon la théorie léniniste, le passage à la phase impérialiste du capitalisme implique une suspension de la loi de la valeur au profit d’une domination directe du capital financier – Lénine n’était bien sûr pas antisémite mais les attributs associés au « capital financier international » se rapprochent beaucoup de ceux que les antisémites assignent aux Juifs (toute-puissance, mainmise sur les appareils d’État, etc.). D’autre part, l’anti-impérialisme met en sourdine l’internationalisme prolétarien au profit d’une division entre États impérialistes et « peuples » opprimés. Adaptée aux luttes de libération nationales de la seconde moitié du XXe siècle, cette vision charrie une tendance à l’essentialisation des peuples qui, progressivement, se fait au détriment des Juifs. Ces derniers sont présentés comme étant du côté des impérialismes occidentaux et opposés au peuple palestinien, vertueux, dont toutes les expressions de « résistance », y compris les plus régressives, apparaissent comme « légitimes ».
Qu’est-ce qui caractérise cet antisémitisme que l’on rencontre à gauche ?
L’antisémitisme s’y présente dans le langage de la justice sociale et de l’émancipation. Il se distingue de l’antisémitisme d’extrême droite en ne s’accompagnant généralement pas d’autres formes de ressentiment (racisme, homophobie, sexisme, etc.). On peut être sincèrement antiraciste et antisémite.
L’antisionisme est-il d’après vous une forme d’antisémitisme ?
Oui. L’antisionisme n’est pas une simple critique de la politique israélienne ou une caractérisation objective de certains traits de l’État juif. Israël a des origines coloniales tout en étant le résultat d’un mouvement de libération nationale. L’antisionisme constitue un dispositif de délégitimation d’Israël qui dénie l’étaticité aux Juifs. Or il ne demande pas la dissolution d’autres États qui se sont pourtant formés sur des bases bien plus sanglantes. Par ailleurs, l’antisionisme ignore et travestit la fonction historique du sionisme. Le théoricien marxiste Joachim Bruhn constate ainsi que ce dernier constituait « la seule réaction qui restait aux Juifs après la faillite des Lumières bourgeoises et l’échec de la révolution mondiale prolétarienne »2Joachim Bruhn, « De l’antisémitisme à l’antisionisme » (solitudesintangibles.fr, 21 septembre 2019). face au nazisme et à la Shoah. L’antisionisme refuse de tenir compte de l’antisémitisme mondial endémique post-Shoah et du rôle de safe space d’Israël pour les Juifs.
« Le projet de résolution portée par les députés issus de la Nupes parlant d’un “apartheid” israélien à l’encontre des Palestinien participe clairement d’une démonisation d’Israël dans le sillage du rapport calamiteux d’Amnesty International. »
Quelles différences établissez-vous entre la France et l’Allemagne ?
Elles sont nombreuses. Je m’intéresse notamment aux grands récits qui structurent l’espace public et par rapport auxquels les acteurs des controverses se positionnent. À ce titre, la place qu’occupe la mémoire de la Shoah dans l’espace public me paraît déterminante. La confrontation avec la période nazie et la Shoah a été au centre des débats autour de l’identité nationale et de la recomposition de la gauche dans les années 1990 en Allemagne. Le consensus transpartisan autour de la responsabilité de l’Allemagne dans la Shoah qui s’est alors forgé sert de ciment à une identité collective allemande réflexive et « post-traditionnelle » refusant les identifications positives classiques à la nation, même si l’offensive populiste de droite portée par l’AfD tend à fissurer ce consensus. La centralité du travail mémoriel et politique autour de la Shoah se retrouve dans une large partie de la gauche allemande, et notamment la sensibilité de gauche radicale qui considère l’Holocauste comme une « rupture civilisationnelle » obligeant à repenser les conditions de l’émancipation sociale et aboutissant à une position pro-israélienne. Cette situation contraste radicalement avec les cultures de la gauche française pour qui la mémoire de la Résistance mais aussi celle de la colonisation et des luttes anticoloniales semblent beaucoup plus centrales. La mémoire de la guerre d’Algérie est ainsi souvent plaquée sur Israël afin d’entretenir des narratifs de délégitimation.
Votre analyse est-elle entendue à l’extrême gauche ?
Un microcosme d’acteurs comme le Réseau d’action contre l’antisémitisme et tous les Racismes (Raar) ou le groupe féministe intersectionnel Juifves VNR a émergé depuis le milieu des années 2010. Les arguments portés par cette constellation d’associations sont reçus positivement dans une partie du champ libertaire, de l’antiracisme et de la politique institutionnelle. Cependant ces différents mouvements se montrent encore trop timides face à un antisionisme qui demeure hégémonique à gauche et peinent à caractériser comme antisémites des initiatives de type BDS.
La position d’une partie des députés des rangs de la Nupes par rapport au conflit israélo-palestinien ne vous rend-elle pas pessimiste ?
La formation de la Nupes est à la fois une avancée pour la gauche institutionnelle et un sérieux revers pour le camp de la lutte contre l’antisémitisme dans la mesure où cette union est dominée par une formation dont le dirigeant enchaîne les sorties antisémites. Par ailleurs, le projet de résolution portée par les députés issus de la Nupes parlant d’un « apartheid » israélien à l’encontre des Palestiniens participe clairement d’une démonisation d’Israël dans le sillage du rapport calamiteux d’Amnesty International. Pour les représentants de la Nupes, l’accusation d’antisémitisme serait essentiellement une arme brandie par les tenants de l’ordre existant pour discréditer le projet social de la gauche. Pourtant, pour qu’il y ait « instrumentalisation », il faut bien qu’il existe un objet à instrumentaliser… La question de l’antisémitisme à LFI plonge ses racines dans l’orientation populiste de ce parti qui oppose « la patrie » et le « peuple » à la « caste » et aux élites néolibérales, au détriment d’une critique de la logique capitaliste. Mais ce n’est évidemment pas la fonction d’un parti de la gauche institutionnelle de porter une telle critique. La capacité de LFI à s’amender sur cette question me paraît donc faible.
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